J'ai passé hier une soirée délicieuse avec trois jeunes quadras tout aussi délicieux que la température, l'absence de vent, la luminosité de fin de journée, la tranquillité campagnarde de mon quartier. Bref je ne vous mentionne pas la chose pour vous faire envie, mais bien parce qu'il nous est arrivé longuement dans la conversation d'aborder le problème des interdictions. Tout était venu de la préparation par mes deux amis de cigarettes qu'ils roulent eux-mêmes, pour moins les tasser que dans les cigarettes en paquet. Je n'aurais pas aimé la fumée si nous avions été confinés à l'intérieur, mais au-dehors, en plein air, et avec l'avouerai-je la fragrance de leur tabac qui me rappelait l'Amsterdamer, il n'y avait place ni pour récrimination rentrée ni pour remarque sortie. Mais j'avais vu en grosses lettres, sur le paquet de tabac de l'un d'eux, FUMER TUE, ce qui me paraissait tout de même inutile, vu les mises en garde collectives ou privées qui fusent de toutes parts. L'essentiel est de ne pas gêner les voisins : dans la mesure où cette précaution est parfaitement respectée, je ne vois pas pourquoi on interdirait aux gens de faire de leurs poumons ce qu'il veulent. Nous avons ainsi dérivé du fameux "Il est interdit d'interdire" de feu Mai 68, oui, bien feu, avec ses élans et sa jeunesse, à la suppression pieuse de tout engin de fumaillerie pour éviter de donner envie aux jeunes encore non contaminés. Question à mille francs : a-t-on supprimé les "Fumeurs de Pipe" de Téniers, carrément, puisque le tableau ne représentait que cette diabolique incitation au vice? A-t-on gommé toutes les pipes des peintures flamandes - ça fait du boulot, c'est peut-être pour ça qu'on ne s'y est pas encore attaqué?Que faire du Magritte du "Ceci n'est pas une pipe?". Ces Belges, ces Flamands, tout de même, quels dépravés! On devrait faire le tour des tableaux conservés dans nos musées à nous, nos musées français (je me retiens d'utiliser des majuscules) et renvoyer à leurs pays d'origine les vicieuses toiles viciées. Que nos charmantes têtes blondes n'aillent surtout pas trouver des modèles de dissipation sous prétexte d'histoire de l'art! Quant à Tati, ce n'est pas un moulin à vent de gamin qu'on aurait dû lui mettre au bec afin de remplacer sa pipe dévergondée et propagandiste (remarquez qu'au passage ça vaut son pesant de moutarde, surtout sur l'affiche annonçant l'exposition consacrée à ce grand bonhomme du cinéma: je suis sûre qu'il eût été le premier à apprécier). C'est un pompon, le gros pompon remporté de haute lutte; c'est vrai que c'est difficile d'imaginer mieux. Réformons, réformons! Balayons devant nos portes, mes amis! Cela me rappelle cette pudique réforme qui consistait à faire ajouter par des tâcherons anonymes des caleçons aux mâles un peu trop dévêtus des peintures de la Renaissance. Voyez le résultat : depuis ce temps, finie la débauche, la luxure, c'est même tout juste si on ose encore faire l'amour en cachette. Soyons rssurés, mes belins-belines : avec nos réformes en train, nous sommes sur la bonne voie, la pureté est en train de s'installer dans nos moeurs. J'espère vivre assez pour voir jusqu'où on va pouvoir nous emmener. A demain, caressez vos minets, la bise à vous.
Lucette DESVIGNES.
