On le sait : quand on joue Chopin, on joue son cœur, ses tristesses, ses attendrissements, ses mélancolies, voire ses douleurs ou ses coups de fièvre. C’est certainement en jouant Chopin que les pianistes peuvent avec le plus de facilité faire intervenir - à côté des doigts voués à la volubilité, à côté des pieds qui travaillent sur les pédales, à côté des épaules qui se remontent au gré de ce qu’on va chercher tout au fond, à côté de la tête qui chante en silence, à côté des yeux qui se ferment dans le recueillement ou la souffrance – l’expression somatique qui renforce, accompagne, double ou aide à naître la beauté du phrasé, la ligne mélodique, la sentimentalité de l’émotion. J’ai pourtant vu samedi une interprétation qui m’a laissée sans voix. Une mazurka de Chopin – ce n’était ni un nocturne plein de nostalgie, ni un prélude marqué par la pensée de la mort, ni une ballade sublimée par l’ivresse du cœur. Et pas même une valse, dont les interprétations dites personnelles se permettent souvent des libertés d’effusion non prévues. Non : une mazurka, en théorie à rythmer docilement et sans trop de problème. Eh bien, j’ai vu le pianiste en faire tellement avec son anatomie que je me suis crue chez Pinder un instant, pour un numéro de clown triste. La tête se secouait violemment, niait, se penchait, les yeux s’ouvraient dans l’affolement ou le désespoir, les épaules sanglotaient toutes seules, les doigts se traînaient comme si on les avait écrasés avant de repartir en fuite éperdue, les joues se plissaient, le buste se balançait comme pour éviter des claques, et la bouche, ah ! la bouche !... Ouverte, déformée, distendue, criant dans le vide, grimaçant en direction du ciel… Tout un spectacle, quoi. De quoi vous dégoûter à jamais des mazurkas jouées par un artiste inspiré.
