Etre sensible à un style, celui d’un écrivain, ou au charme du style d’une époque, c’est parfait, c’est ce qu’on devrait exiger de chaque lecteur avant de le déclarer digne de ce nom. Encore faut-il bien savoir utiliser les critères d’appréciation qui dépassent le convenu : il m’est parfois pénible de constater qu’il est admis de dire qu’au XVIIIème siècle on écrivait bien, on avait du style (ce qui est vrai) sans être pour autant capable de hiérarchiser les auteurs, surtout les romanciers. Le maître de tous est certainement Choderlos de Laclos dont l’enchantement de lecture demeure longtemps après que la dernière page a été tournée. Ou Marivaux, certes, pour la légèreté, la vivacité, le bondissement allègre des répliques, le raffinement de la tournure qui vise à faire deviner sans expliquer trop carrément – jouissance de voir ces œufs de mouche se peser sur des balances en toile d’araignée…Et puis Rousseau et l’égocentrisme de ses considérations, Diderot et sa maîtrise du verbe, Voltaire et sa férocité si spirituelle, et ce cher Abbé Prévost et ses grands élans lyriques souvent échevelés… Ils sont pléthore, chacun avec ses caractéristiques facilement repérables. Mais j’ai entendu louer béatement le merveilleux style du divin marquis, et je me suis cabrée. Mais non, Madame, il n’écrivait pas très bien, mis à part cette teinte d’afféterie surannée qui marque le siècle dans son expression écrite et qui ne lui est pas imputable ! Lisez « Aline et Valcourt », lisez « Les Crimes de l’amour », et vous verrez combien le style est lourd, ampoulé, entortillé, sans la moindre litote, sans raffinement, n’évitant aucune banalité. Cela m’est aussi pénible de l’entendre louer par le lecteur Lambda (qui se fie à la tradition des on-dit au niveau des connaisseurs) que d’en écouter, comme dernièrement, d’emphatiques appréciations universitaires – ces dernières, même, me paraissant moins pardonnables. Mais en tant que spécialiste de ce style d’époque depuis quelque soixante ans je ne suis pas sûre d’être suivie…