Lecteurs et lectures
Je me demande si nous ne toucherions pas là ce qui fait qu’un public se régale de médiocrités, au lieu d’apprécier et de défendre les romans sans doute plus ardus à lire mais qui apportent à la lecture un plaisir d’une tout autre qualité. Car ce fut – c’est encore – pour moi une considérable source d’étonnement de voir les foules se précipiter sur certains titres (qui les leur a recommandés d’abord ? par quels canaux secrets et mystérieux se sont-ils propagés, souvent comme une traînée de poudre ? pourquoi tout d’un coup tout le monde a-t-il lu ces livres dont vous-même, pourtant bien placé dans ce domaine et qui devriez être parmi les premiers au courant, découvrez en même temps le titre et l’auteur ?). Qu’est-ce qui pousse les foules vers la littérature de gare, et non vers celle qui récolte, selon la formule un peu dédaigneuse, un succès d’estime ? Qu’est- ce qui fait que lorsque Claude Simon est honoré du Nobel de littérature, un journaliste inculte titre « Le Nobel de Littérature décerné à un vigneron inconnu » ? – avec, reconnaissons-le, une bonne partie de la population pour s’étonner en sa compagnie en découvrant « un obscur auteur » élevé à la dignité suprême… La réponse tient sans doute dans cette disposition d’esprit du lecteur : il doit, « face à l’éparpillement de son propre être, disposer de la capacité intérieure de rassembler une brassée de soi-même unitaire ». Or combien de lecteurs disposent de cette qualité ? combien cherchent dans la lecture, outre une distraction facile sans danger pour leurs neurones, l’image de leur propre système de vie et de réflexion, dans la crainte de tout changement de perspective qui pourrait les désarçonner ? Ils fuient la plongée en terrain nouveau, en structures mentales inédites, en formulations qui leur feraient dès l’abord se sentir dépassés…Pas question pour eux de lâcher TF1, leur niveau familier de ronronnement docile, et de s’aventurer sur d’autres programmes : cette littérature de gare qui leur convient, c’est du TF1 en matière d’information ou de variétés. Ne nous étonnons pas qu’en matière de lecture ou de télévision le niveau soit le même pour un public identique sans ambition intellectuelle marquée. C’est là-dessus que l’imposture va se greffer, gloutonnement.