Je m’étais appliquée (mais au fait, non ! c’était venu comme ça) à exposer dans cette Matinée au Jardin que ceux qui aiment ce que j’écris trouvent toujours si lumineuse, une atmosphère dans laquelle tout ne pouvait que s’effectuer merveilleusement : les greffes à réaliser avec audace, puisqu’il s’agissait de greffer des poires sur un pommier, la consolation de la mère toujours en pleurs retrouvant sa fille après des années, le sobre mais intense bouleversement du grand-père découvrant que le négrillon adorable qui glisse sa main dans la sienne n’est autre que son petit-fils. Que tout dût se passer à la perfection, sans effort de la part de personne, c’était patent depuis l’aube, en quelque sorte affiché, imparable. Or aujourd’hui c’était pour moi tout le contraire. Levée de bonne heure pourtant, sinon vraiment aux aurores, décidée à en découdre pour recevoir mes invités en mettant les petits plats dans les grands, j’avais préparé mes batteries – qu’est-ce que vous croyez ? Liste des opérations à réaliser quart d’heure par quart d’heure, combinant préparation des ingrédients et plan du service, préchauffage du four et épluchage dans l’ordre, minutages divers, bref le grand jeu. Sauf que dès le café au lait j’avais égaré les précieuses petites notes. Comme j’avais compté sur leur aide essentielle en les rédigeant la veille, je n’avais pas encombré ma mémoire d’indications qui auraient pu se substituer au papier perdu, je me suis donc lancée dans l’improvisation. Ah ! mes belins-belines, je connais maintenant les affres des funambules ! La sauce de salade faite d’abord (quelle idée ! me direz-vous – mais je n’en sais rien, mes agneaux ! je n’en sais rien !) vinaigre balsamique italien, moutarde douce, une cuillerée d’huile de colza, deux louches à chapeau de crème (la vieille formule de Pierre Dac est immortelle), radis, concombre, cœurs de laitue, billes d’avocats … Comme si ça ne pouvait pas attendre la dernière minute ! Oublié de décongeler les billes de melon pour le Parme, impossible de moudre mes graines de coriandre, la pâte feuilletée refuse de se tatiner sur mes fenouils en étoile, je fais tomber mes fromages en préparant mon plateau, pas possible de me débarrasser des chats pour lancer le poulet, j’ai pris des lardons nature au lieu des fumés que j’affectionne, je me coupe en ciselant mon oignon blanc, le bouchon se casse dans le goulot de la bouteille qui doit servir pour ma sauce, l’ail refuse de se laisser éplucher, la pluie m’empêche de sortir pour prendre du thym frais au jardin…. Il y en a encore, que j’oublie car on m’a appris à pardonner les offenses…Ma table pas encore mise quand les invités arrivent – la honte, quoi ! Eh bien figurez-vous qu’ils se sont régalés d’un bout à l’autre, que tout s’est déroulé sans trop d’à-coups et qu’ils sont tout prêts à revenir dès que je leur ferai signe.
