Je n’ai pas, tant s’en faut, perdu la mémoire immédiate, mais je suis frappée de voir combien resurgissent avec facilité des souvenirs que je croyais bien enfouis tout au fond de mon disque dur. Depuis quelque temps ils émergent à peu près chaque jour, tantôt l’un tantôt l’autre. C’était la soupe au café au lait que je dégustais, les mains croisées derrière le dos comme mon père passant dans les rangs de ses élèves, en ouvrant une grande bouche pour mieux m’emparer du morceau de pain trempé tendu sur la cuillère paternelle. C’était le goût des galettes au fromage des cueillettes de muguet du premier mai de mes enfances, comme dirait Pinget – que voulez-vous ! tout le monde ne peut pas se rabattre sur les madeleines, c’est devenu un secteur fort encombré. Voilà que le Saint-Marcellin se met de la partie, le croiriez-vous ? Je l’ai redécouvert il y a peu, avec attendrissement : c’était le fromage favori de la famille (mis à part le fromage fort dont j’ai essayé plusieurs recettes sans lui retrouver jamais son âcreté corsée de gnôle et de vieille chèvre) et je revois encore ces fromages ronds devenus un peu roux quand ils étaient à point avec une texture crémeuse originale. Je me suis précipitée sur le nouveau conditionnement de la marchandise avec émotion (de l’émotion pour un fromage, vous allez encore dire que je suis bonne pour la retraite), sans retrouver la couleur, la senteur, la tendreté, le moelleux des Saint-Marcellins d’antan. Il est imprudent, voire téméraire, de confronter les souvenirs d’hier aux réalités d’aujourd’hui en se cramponnant à une filiation théoriquement respectée. Tant pis ! Je continuerai sur la voie des Saint-Marcellins contemporains, d’autant qu’ils sont présentés dans une soucoupe de terre vernissée et que chez moi, dans le secteur minets, les soucoupes ça se fracasse allègrement. J’aime que l’émotion gastronomique aboutisse à un résultat finalement concret…
