LAURE A L'ŒUVRE, chapitre U, pages 189 à 191
(vendredi 22 mai)
CHAPITRE U
Elle avait repris ses tremblements dans les mains. Et ça n’était pas dû au manque de potassium comme le pensait l’autorité médicale (Quand vous avez des fourmillements, comme à la reprise de la circulation après un engourdissement, c’est que vous manquez de potassium), ça n’était même pas dû à l’arthrose – bon, un chouïa peut-être bien, mais tout de même cela venait d’ailleurs. De profond. Comme dans une vieille guimbarde dont on a révisé rafistolé rajeuni le moteur : dès qu’on avait remis le contact elle se mettait à tressauter, elle attendait qu’on s’installât au volant pour courir la poste. Elle tressautait en douceur, elle ronronnait presque – oui, un chat qui avait retrouvé sa place au chaud, qui se roulait en turban, qui s’appliquait à une petite toilette furtive avant de plonger dans le sommeil comme un bienheureux.
Et ils étaient forts, ces tremblements, non pas pour attirer l’attention sur eux et se faire plaindre, mais bien avec une espèce de gaieté qu’ils voulaient communiquer, allez debout là-dedans voilà que ça recommence. Oui il lui semblait que ça allait recommencer, ces trémulations n’avaient plus rien de tristounet ni d’accablant, elles signifiaient de l’encouragement, du positif. Une reprise du travail, un retour aux anciens rythmes, une disposition autre qui se percevait depuis le grand matin. Une espèce de frémissement, avec les muscles du bras qui s’y mettaient aussi, impossible de rester immobile, impossible même de rester en place. Il y avait le passage d’un courant qu’on ne pourrait arrêter. C’était comme, à peine le robinet tourné, l’eau d’arrosage du jardin qui parcourait le tuyau vide traînant par les allées : on pouvait suivre son cheminement avec ses hoquets ses chuintements ses élans, le tuyau reprenait vie, changeait de forme, se prélassait. Elle allait devoir suivre, elle se sentait gonflée, regorgeant de choses à faire sortir mais dans quel vrac ! Quel bric-à-brac allait sortir, qu’il allait falloir trier avant toute autre chose, de quoi s’affoler, oui, avant de pouvoir remettre tout ça sur les bons rails – allons bon, le train à présent, il y avait eu la vieille caisse, le tuyau d’arrosage, maintenant le train à vérifier sous tous les angles pour que tout pût s’emmancher comme il fallait, en tout cas tout cela laissait présager qu’on en avait fini avec l’inertie. Savoir si la direction serait la bonne, on ne pourrait en juger qu’après quelques heures, et encore, quelques heures cela faisait trop peu. Mais dans ces choses qui la gonflaient obscurément il lui semblait bien sentir un fil ou deux à dérouler, il fallait les trouver, trouver le bout, une fois le bout trouvé cela irait, non pas tout seul, mais tout de même, cahin-caha en trébuchant cela n’importait pas, l’essentiel était d’avoir démarré, elle s’accommoderait du reste, elle saurait.
Elle avait décidé de tricher, tricher avec elle-même cela n’allait pas bien loin, il fallait seulement y arriver. Elle allait faire comme si ces tremblements n’avaient rien de spécial aujourd’hui, qu’ils n’annonçaient pas un changement de tonalité. Comme si elle n’avait rien vu rien perçu. Comme si elle continuait à s’obstiner sans espoir – elle avait repris un bloc comme autrefois, Rhodia N°16, elle en avait toujours gardé un, ça s’était trouvé comme ça et puis elle se sentait redevable à ce format qui l’avait inspirée toute une carrière, elle ne l’avait jamais regardé depuis des mois mais elle savait où il logeait, et deux jours plus tôt elle était allée le chercher à la dérobée, elle l’avait relogé dans un tiroir plus accessible, bien à sa main en cas d’urgence. Il n’y avait pas eu urgence, les rouages manquaient encore d’huile à graisser les wagonnets, comme disait Rémi, et si elle avait ouvert le bloc pour se mettre en posture de croire, c’était là qu’elle allait faire semblant de ne rien sentir qui peut-être était en train de se déclencher. Une simple ménagère faisant ses comptes sur une page vierge, rien qui pût trahir que le vent avait tourné. Sur la première page elle n’avait pas commencé des calculs ménagers, mais c’était tout comme, de la prose de même tabac, histoire d’induire en erreur tout regard qui se serait penché par-dessus son épaule pour lire ses griffonnages (et c’eût été une belle première, car même Rémi n’avait jamais eu le droit de regarder ce qu’elle venait d’écrire – tout juste s’il s’enhardissait à demander comment allaient les choses : ainsi par exemple quand elle avait écrit la mort de Marrain, plusieurs jours de douleur intense, il l’entourait de prévenances pour soulager discrètement sa dolence, il n’avait pas posé la moindre question, il semblait la protéger d’un rempart invisible qui tenait le reste du monde à l’écart).
Un genre de superstition, au fond. Avoir l’air de ne rien espérer pour ne pas contrarier les effluves maléfiques. Mine de rien, elle avait gribouillé une liste des souvenirs dont il avait été question tous ces jours, ces bribes de passé qui n’avaient pas encore connu la transcription et qu’il allait bien falloir capturer par une aile. C’était curieux d’ailleurs comme les images extraites des ténèbres se trouvaient souvent mêlées à des démonstrations du subtil travail de Marivaux sur les textes de théâtre anglais, celui qui aboutissait à un enrichissement du matériau dramatique ou psychologique dont il réussissait à faire revivre et rajeunir une tradition scénique devenue exsangue…C’était qu’il était si présent à sa conscience et à sa mémoire, elle avait vécu une vie de recherche et de passion avec lui, Rémi l’avait parfaitement compris, il ne s’en offusquait pas au contraire il s’en faisait complice, ils avaient vécu à trois ces années intenses, et même depuis que Rémi n’était plus là, depuis que l’état d’esprit spécial à la tension de la recherche avait eu le temps de s’apaiser, de prendre ses distances avec un quotidien auquel il avait été mêlé si longtemps, il en était demeuré de curieuses habitudes, des associations, des citations, des envies de démonstration dès qu’un problème s’amorçait, dès que de nouvelles oreilles avaient une chance de se tendre vers les semailles du bon grain. Oui, Marivaux était devenu de la substance à elle, on ne pourrait sans la mutiler en arracher un grand pan à sa connaissance (ou à sa sensibilité, qu’en savait-on ? il s’était naturalisé jusqu’au profond d’elle, ç’avait été un phénomène insolite que bien peu de chercheurs devaient avoir connu, mais le fait demeurait : l’œuvre, l’auteur, l’homme avaient été assimilés jusqu’à devenir partie d’elle, pour elle c’était évident mais en dehors d’elle l’incrédulité s’imposait, tant pis, cela resterait un mystère inexpliqué, l’essentiel était qu’elle connût cette réalité et ne la mît pas en doute une seconde).
Tout un tissu emmêlé, donc, du souvenir dont elle n’avait encore jamais tiré parti, du matériau encore inabouti puisque non utilisé et qu’il conviendrait peut-être en un premier temps de faire aboutir. Ses mains la démangeaient de plus belle. Oui, on recommence. Elle se rappelait les formules encourageantes des premiers ministres périmés : Il faut aller au charbon. Retroussons nos manches. Et même encore, tellement perdu dans le passé qu’elle ne savait plus qui c’était, Misoff et son Suivez le bœuf ! Les encouragements à marner et courber l’échine. Eux restaient à bord de la berline, bâillant d’inactivité, regardant par la vitre de la portière si le paysage changeait, si l’heure avançait, quand la nuit allait tomber, et les roues demeuraient enlisées jusqu’au moyeu dans la boue et c’était le char de l’Etat, mais eux restaient au chaud et à l’abri. Elle n’avait pas besoin d’encouragements de cette sorte, elle savait quand il fallait donner son effort majeur, elle était prête à manipuler et manier ce tissu emmêlé qui n’appartenait qu’à elle et dont elle seule pourrait tirer quelque chose.
Il s’agissait surtout que pour l’instant personne ne s’en mêlât. Pas d’encouragements, de toute évidence, mais pas non plus de remarques, pas le moindre sourire de sympathie, pas le moindre échange de regards. Toute seule, comme l’ancêtre – son père, Jean le Juste. Tout seul dès la petite enfance, de sa volonté propre et pour ne pas avoir à dire merci. Se retirer sans bruit mais sans ostentation non plus, afin que l’absence ne se mît pas à crier, il fallait faire doucement, ne pas attirer l’attention. Une fois enfermée – enclose, se dit-elle, comme l’amour de moi de la chanson de la passerose à l’inusable tendresse - une fois seule, seule avec l’effort à faire, la détermination à prendre, le déclic à enclencher. Tout suivrait, d’un élan mesuré d’abord parce qu’il y avait la masse à ébranler – les haleurs de la Volga devaient patiner dans la boue jusqu’aux mollets peut-être au moment de la reprise, c’était le plus dur, une fois le corps détendu et retendu ils trouvaient le rythme, pour elle c’était une autre tâche, elle avait honte d’évoquer ces malheureux en les associant à son effort à elle, c’était indécent – ensuite sans heurt peut-être, il fallait le souhaiter en tout cas, sans heurt sans à-coup comme on sentirait fonctionner ses muscles après une séance d’entraînement qui aurait huilé tous les rouages…
(à suivre)
LAURE A L'ŒUVRE, chapitre U, pp.192 à 194
(vendredi 29 mai)
CHAPITRE U
C’était ce vrac qui la fascinait, car ce serait une masse hétéroclite qui se présenterait à elle, qu’elle voyait déjà, à la fois informe et mouvante, douée d’une vie animale et d’une respiration autonome, se dérobant peut-être à la préhension mais pourquoi pas aussi se prêtant à la caresse de la main tendue vers elle. Sonore aussi, pleine des échos de tous ces entretiens de l’été qui avaient constitué leur quotidien – un quotidien si tonique, bousculant un peu son repos voire son désir de silence, mais animant ses journées en leur donnant une forme sinon un but… Oui, tous ces échos qui traînaient dans sa mémoire, si proches, décousus sans doute mais faciles à reclasser à regrouper, et même sans envie de remise en ordre en fin de compte, puisque tout s’était déroulé de soi-même, comme une croissance naturelle végétale qui se ramifie et se déploie. Ils étaient passés d’un sujet à un thème avec une telle aisance, les objections les illustrations les insistances s’enchaînant, les exemples se contredisant à l’occasion pour aboutir à des conclusions renforcées et convaincues. D’un auteur à un livre, d’un style à une poétique dont ils avaient précisé les contours, d’une impression personnelle à une analyse d’écriture – et puis, au fur et à mesure qu’ils en étaient arrivés à disserter sur ces problèmes d’écriture qui, à lui comme à elle (et de sa part à lui c’était tout de même miraculeux qu’il en fût ainsi) constituaient un souci permanent, elle avait deviné ce qu’il se préparait à lui révéler, qu’il écrivait, qu’il était rongé d’un désir d’écrire, qu’il ne rêvait que d’écrire, qu’il était prêt à tout sacrifier pour pouvoir y accrocher son être.
Tout ce qu’il avait exposé en ce sens – théorie, réflexion, approches intelligentes et méditées – résultait déjà de longues heures d’approfondissement. Curieusement, au lieu d’avoir suscité chez elle des remarques constructives, des analyses judicieuses appuyées sur l’objectivité, le sujet avait ouvert pour elle un chantier où la curiosité dominait. Elle voyait se développer sous ses yeux un territoire auquel elle n’avait jamais prêté attention, lancée qu’elle était (et totalement, absolument, sans la moindre réserve) dans son domaine à elle où le passé apportait sa contribution exclusive et où pour le servir elle avait sa manière à elle, qui lui avait convenu dès qu’elle s’était imposée, pensée souvenir et lyrisme enlacés sans jamais laisser filtrer le moindre jour entre eux. C’était un champ littéraire qui devait compter, elle ne le niait pas, mais elle ignorait comment les développements dramatiques s’y organisaient, et cela ne la souciait en rien, elle sentait qu’elle demeurait en marge, elle se posait juste la question de savoir comment s’agençait la structure romanesque – probablement de la manière traditionnelle, c’étaient seulement les atmosphères, les décors, les échelles, les thèmes d’exploration qui différaient. Juste une pensée au passage, puisqu’elle en était encore à la phase initiale, mais rien de plus : ce n’était pas dans ce matériau qu’elle allait trouver pâture, elle le savait.
Mais tout de même cela créait autour de cette activité en train de se chercher un climat positif. Elle se rappelait la voix sonore de son père lorsque, par exemple lorsque la corvée de marrons tombait sur la cuisine et que chacun était convié à travailler du couteau pour fendre les écorces rétives qui glissaient sous la lame (sous peine de ne pas en avoir autour du rôti de porc bien aillé et parfumé à la sauge lorsque le rôti serait prêt à servir), il considérait avec une tendresse amusée les efforts de sa progéniture et sous couleur de les assurer de sa sympathie il se mettait à déclamer « Et toute la terre est comme un chantier… » - ce qui ne diminuait pas l’injustice de l’effort mais établissait l’égalité de tous devant les tâches ménagères. C’était vrai que l’atmosphère s’allégeait, bon, tout le monde devait en mettre du sien ? alors allons-y, une fois terminé ce serait terminé. On en mettait un coup pour en finir, son frère et elle se remettaient même à plaisanter entre eux, à mi-voix et en langage codé ; avec un ou deux petits rires étouffés tout en s’activant du couteau…
Voilà encore une bribe de souvenir qui affleurait, qui contribuait à l’activité ambiante de ce matin. C’était intéressant que tout fût en fin de compte mélangé, pris dans le désordre en somme, souvenir réflexion récit, tout ce qui se présentait dans l’ordre où il se présentait. En soi le déroulement de ce mélange avait une force, créait de la force au fur et à mesure, sans qu’on eût à attendre une formule structurée pour accrocher dessus les éléments qui survenaient au hasard. Jean d’Ormesson venait de dire par le biais de l’imprimerie qu’il partirait sans doute sans avoir tout dit. Etait-ce son objectif de bavard impénitent, qui avait toujours quelque chose à dire sur tout et n’importe quoi ? Il avait le même âge qu’elle, ils avaient fait ensemble (en 86 probablement, oui, Le Livre de Juste était paru depuis quelques semaines, et c’était le second tome de sa saga à lui, Le Vent du Soir, qui l’avait fait venir dans les studios de France 3 pour ce tête-à-tête de 36 minutes, à une époque où il y avait encore par-ci par-là des émissions littéraires de qualité) ils avaient fait ensemble une grande demi-heure d’entretien sur la saga, puisqu’elle venait de terminer « Les Mains nues » et que lui en était à son second volume. La saga des châteaux, la saga des paysans : ç’avait été facile de les opposer, mais tout s’était déroulé dans la plus grande courtoisie, avec cette cordialité de bon aloi des discoureurs du XVIIIème dans les salons de Mme de Lambert ou de Mme de Tencin, où chacun s’arrangeait pour briller – ses connaissances, son esprit, son aisance à dire – sans coups bas ni rivalité sournoise.
Une de ses amies qui avait dévoré l’écran lui avait dit le lendemain comme l’académicien avait sans cesse eu l’air séduit, admiratif, en écoutant la dame qu’on avait jetée aux fauves – et c’était vrai. Il lui avait dit en coulisses, au moment des signatures du livre d’or, qu’on aurait bien dû lui envoyer Le Livre de Juste, qui méritait amplement un grand prix du roman de l’Académie française. Cause toujours, mon petit, avait dit Rémi le soir même, en apprenant cette promesse de Gascon qui en outre ne s’engageait en rien puisque les dates de réception des ouvrages étaient dépassées ou que de toute façon les jugements étaient déjà peaufinés avant même la rentrée… Ils avaient aussi parlé aimablement de Ravello, puisque alors il allait y cacher ses amours secrètes (entre noblesse d’Empire comme de juste, pas question de déroger), et ils avaient ri parce qu’elle avait souligné son besoin à lui de se loger dans la somptueuse hostellerie historique tandis qu’elle et Rémi, année après année et se contentant d’une étoile de moins au Michelin, jouissaient manifestement du plus beau panorama. Etait-ce de fragments de ce genre que D’Ormesson avait rempli son dernier volume ? Plus sûrement d’allusions aux têtes couronnées fréquentées volontiers, ou aux grosses têtes de la droite, ou à de menus faits ou commérages traînant dans les couloirs de l’Assemblée et dans les milieux diplomatiques. Ce serait bien étonnant qu’il mentionnât le conflit israëlo-palestinien… Elle n’irait certainement pas voir de quel matériau il s’était servi cette fois encore, mais elle songeait que cette forme de littérature parlait volontiers au lectorat mondain, et c’était une raison de plus de ne pas se cramponner à un schéma narratif comme à une obligation hors de laquelle il n’y aurait point de salut possible.
Elle s’était enfermée après le petit-déjeuner, elle avait annulé l’heure de pratique informatique dont elle n’avait pas la moindre envie aujourd’hui, elle avait un grand pan de matinée devant elle, pas d’interférence, juste le tête-à-tête avec les tremblements des mains qui la poussaient à se décider. Mais oui, mais oui, on y va, ce n’est pas une question de mauvaise volonté, allons allons ! En se morigénant elle établissait une sorte de dialogue d’où les idées pleines de sens allaient surgir sans doute – non pas d’un seul coup brutal, comme Athéna sortant casquée et armée de la cuisse de Jupiter, mais plutôt de manière insidieuse, une idée en entraînant une autre, une réflexion méritant d’être approfondie, un enchaînement d’images ou de couleurs qui se développerait irrésistiblement, le tout se tressant avec tout ce qui le touchait, l’effleurait même seulement : c’était ainsi que venait la force, elle se propulsait hors de ces étreintes encore floues mais dont de l’extérieur on sentait la palpitation, c’était comme une gestation un peu sauvage, aboutirait-elle à cette Aphrodite anadyomène, sortant de la mer, oui, née de la semence paternelle d’Ouranos qui n’arrêtait pas de féconder l’univers marin en turbulence ? Elle connaissait ses classiques, Hésiode, Hérodote, avec ces descriptions étonnantes de bouillonnements orgasmiques, mais c’était le résultat qu’il fallait voir, la beauté pure s’élevant lumineuse de ce cloaque putride. Putride, d’ailleurs au rayon mythologique certes, mais pas au-delà, car chez elle ce mélange d’images et d’embryons d’idées, ce brassage de lambeaux indistincts qui allaient finir par se rassembler et se ressembler, s’ils étaient opaques dans leur nature et capricieux dans leur mouvement, n’avaient rien de putride, ils tendaient d’instinct vers la lumière, ils ne dédaigneraient pas de faire connaître leur cheminement une fois sortis exprimés enregistrés sous leur forme concrète et définitive, c’était ce qu’elle avait si souvent essayé de faire pour Vuk en répondant à ses questions, en fouillant le terrain avec lui, comme deux archéologues côte à côte dans leur combinaison unisex qui triment sur le même filon rocheux avec des précautions infinies pour tempérer l’ardeur du pic ou de la pioche.
Il y avait au fond d’elle tout un fatras en train de bouger, ces matériaux brouettés et pelletés joyeusement toutes ces semaines, depuis l’arrivée de Vuk et le démarrage de leurs entretiens interminables. Inclassables en soi, mais autonomes dans leurs amalgames, fermentant comme des pâtons qui prennent la forme donnée par le tranchant ou la paume de la main ou qui, laissés à reposer un instant, se mettent à se gonfler dans des envies d’indépendance personnelle. On ne pouvait pas savoir encore quelle direction cela allait prendre, on n’en était qu’aux premières trémulations dans les profondeurs, qu’aux pulsations soudain brutales avant retombées au calme, qu’aux éclats brusques qui s’étouffaient d’eux-mêmes dans l’instant, comme s’ils avaient peur d’en avoir trop fait ou trop dit – et pourtant rien n’était encore dit ni fait, tout était à faire et à dire. Le coup d’œil jeté sur la première page du bloc Rhodia N°16 sorti des limbes, et sur laquelle pour conjurer les mauvaises influences elle n’avait que griffonné des thèmes de propos abordés naguère avec effusion, n’avait en rien l’air d’un début d’écriture, elle avait bien triché avec elle-même, les puissances obscures aux aguets ne devineraient pas qu’elle allait se lancer.
Et pourtant cela partirait d’un seul coup, elle aurait un peu avant savouré une idée qui pouvait s’exprimer avec aisance, avec ampleur, d’une manière un peu claironnante à la fois sonore et captivante, accrochant l’attention, comme un chantre s’essayerait dans une église vide, avec précaution et scrupule mais en même temps avec détermination, le son moulé à la sortie des lèvres mais encore retenu, encore à raffermir à amplifier à modeler. Ou encore vous face au printemps, une fin de mars empiétant un peu sur le calendrier des températures, face au vent qui soulèverait les cheveux, caresserait la peau, ferait ciller les paupières, face au vent qui serait une brise curieuse et pénétrante, s’insinuant par les narines pour gonfler tout ce qui pourrait se gonfler à l’intérieur, les poumons la gorge la conscience d’être en vie – jusqu’à vous sentir élargie agrandie allégée prête à l’envol, et la bouche s’ouvrant libérerait un grand cri chaleureux et tendre.
Oui, ça se passerait ainsi, il suffirait d’attendre, mais sans la passivité des muscles encore endormis, il faudrait être aux aguets, sentir monter les choses en soi telles une marée qu’on ne saurait comment endiguer si même on en avait envie ; il faudrait guider ces choses qui voudraient sortir sans savoir comment s’y prendre, il faudrait coopérer aider à la naissance à la sortie, il faudrait être au four et au moulin, partout à la fois, mais elle le pourrait, les mains qui tremblaient savaient aussi s’activer sur le clavier (elle avait sorti ce bloc Rhodia N°16 pour la montre, oui, même pour elle, car depuis déjà longtemps elle n’écrivait plus sur ce papier lisse à petits carreaux, elle avait dû se mettre à l’ordinateur, voilà, c’était fait maintenant, c’est sur le clavier qu’elle allait démarrer et ses doigts pouvaient encore s’y activer sans peine ni reproche), oui du côté des mains il n’y avait rien à redouter et du côté de la tête en fin de compte rien non plus, elle avait su depuis son enfance que d’après les théories de la phrénologie elle possédait ces deux cornes tronquées de Moïse, ces deux protubérances qui donnaient à son front ce relief d’intello, ces deux bosses du merveilleux si bien baptisées et interprétées par Franz Josef Gall : le merveilleux l’imaginaire le sorti des profondeurs n’avait plus qu’à se mettre au travail, elle aussi n’aurait plus qu’à suivre, allons, à l’œuvre, Laure !
(à suivre)