LAURE A L'ŒUVRE, chapitre I, pages 74 à 76
(vendredi 13 septembre)
Chapitre I
Presque symboliquement, par réaction contre le climat universitaire qui si souvent s’était illustré par la mesquinerie, la jalousie, le fiel, les combines dont elle avait toujours été exclue (même si, pour avoir une subvention précise, on avait platement fait appel à son sens civique et professionnel pour mettre en avant, sur les demandes des autres, ses titres et ses publications détaillées afin d’impressionner et de faire le poids) oui, c’est par réaction contre ce climat délétère que sans même s’en rendre bien compte elle s’était détachée du milieu, se tournant d’instinct vers la liberté d’expression dont la mise aux mots de la thèse lui avait donné le goût. Du style, oui, elle avait du style. Pour enseigner. Pour analyser et commenter. Pour écrire… Il y avait eu si peu à franchir pour acquérir un style, son style d’écrivain, que la distance avait été parcourue sans qu’elle en eût vraiment conscience. Elle constatait (elle l’avait même formulé dans son discours de réception du Prix Bourgogne) que son style s’était formé dans le silence, comme des pois dans une cosse : quand la maturité est là, la cosse s’ouvre toute seule.
Un beau jour elle en avait eu assez, la grosse thèse publiée, de consacrer ses forces de recherche à des parutions d’articles en série, même s’il était flatteur que tout article signé d’elle proposé à une grande revue de diffusion internationale fût accepté d’emblée. Ces articles ne pouvaient s’adresser qu’à des universitaires de même spécialité, et alors là, précisément, les chers collègues vous critiquaient de la manière la plus discourtoise et la plus mesquine, quand ils ne feignaient pas de vous ignorer totalement. Et déjà alors les étudiants, même de niveau supérieur, avaient pris l’habitude de délaisser le piochage individuel dans les revues ou les ouvrages où ils auraient à faire un gros travail personnel, pour se tourner vers des manuels ou, très vite, vers Internet, qu’ils utilisaient de manière dérisoire mais prioritaire… La recherche tournait en rond, les articles pouvaient se succéder sans toucher grand monde en dehors de leurs auteurs, à quoi bon si personne ne les lisait pour en tirer profit ? Le bilan, un beau jour, l’avait frappée par sa nullité.
Elle n’avait pas oublié cette impression brutale, dévastatrice, de patauger dans le vide en contemplant toute sa production académique. De la barbe à papa, ni plus ni moins, du « sugar candy », une mousse impalpable, prête à s’évanouir au premier contact avec la langue ou le doigt sans laisser la moindre trace. L’inexistence, le baratin sans portée. Eh bien elle avait encore d’autres choses à dire avant de rejoindre les ancêtres, elle ne se tairait pas sur ce constat débilitant. Elle avait déjà déposé avec tendresse, au fond de ses tiroirs secrets, trop de choses terminées dans la plénitude, des poèmes, des contes – oh ces contes poétiques qu’un éditeur sollicité avait trouvés « trop poétiques pour des enfants » - du théâtre, des nouvelles… Pour la pure et simple satisfaction de la chose accomplie, terminée, lumineuse. Non pas comme d’attendrissants premiers pas d’enfants se lançant tout brinquebalants à la conquête du mouvement – château branlant, démarche de canard, éclats de rire concentration cris de joie – mais bien comme des pas de danse, aériens, sûrs d’eux, et qui, s’ils ne s’étaient encore pas produits en public, se savaient au point, dignes de sortir de l’ombre.
C’était un premier déclic que cette prise de conscience, ce regard mélancolique et désabusé jeté sur toute une œuvre. Utiles bien sûr, l’une et l’autre. Mais elle ne s’était pas pour autant précipitée dans l’écriture de ses mémoires d’enfance, comme tout bon PEGC à la retraite soudain dévoré par la démangeaison de la plume et enfin libre de son temps. La chose s’était déclenchée un peu plus tard – encore, d’ailleurs, à cause d’un refus qui lui était apparu comme un rejet emblématique. Le groupe de recherche auquel elle travaillait dans la cordialité, en évitant les contacts avec les atomes non crochus, allait faire paraître quelques articles dans un embryon modeste de publication non soutenu par des fonds universitaires, et elle avait mis au net une esquisse de la présence de la pastorale dans le roman européen entre 1750 et 1820 – une idée originale dont elle avait éprouvé l’intérêt et la consistance au cours de plusieurs décennies et qui devait être parfaitement à sa place dans ce panorama collectif. Mais c’était sans compter avec un doyen soudain frétillant devant la perspective d’une publication pour son dernier papier complètement hors sujet : ledit papier avait pris la place de la pastorale dans les projets de constitution du numéro. Pas question d’humiliation devant cette décision inepte : seulement une illustration définitive des procédés universitaires. Un lien tranché avec le milieu, une démonstration claire et nette qu’elle n’était plus « one of them ». Dans la semaine elle avait annoncé son retrait du groupe de chercheurs (son meilleur souvenir de l’aventure serait qu’elle y avait découvert la splendeur de la vodka à l’herbe de bison après les séances de travail), elle s’était procuré un bloc Rhodia N°16 à petits carreaux, tout le contraire des grandes feuilles vierges sur lesquelles elle écrivait ses textes professionnels… et ç’avait été là de l’instinct pur et simple, il n’y avait rien eu de raisonné dans son achat à la papeterie, tout juste un geste vers ce format insolite pour elle – et qui allait devenir la norme pour toute la production à naître.
La rupture avec la recherche, le mépris du climat académique, le dos tourné à ce qui avait été pour elle une avenue d’ascension et de découvertes personnelles et qu’elle quittait en secouant sur elle la poussière de ses sandales, comme dans la Bible… Une nuit, dans un état second, elle s’était jetée sur le bloc Rhodia à petits carreaux encore non feuilleté, elle avait écrit les vingt-cinq premières pages des Nœuds d’Argile, elle ne savait pas que son premier roman s’appellerait ainsi, elle ne savait même pas ce qu’elle avait écrit. A la relecture émerveillée du lendemain elle avait découvert qu’elle avait jeté sur le papier le début de l’histoire de ses ancêtres, que c’était un roman, que ce serait un gros roman dont elle voyait alors s’agencer la suite – et ce jour-là, étreinte d’une émotion inconnue, elle avait constaté que cette ŒUVRE-là, si un jour elle devenait une œuvre, si elle Laure était capable de la tenir à bout de bras jusqu’au bout – des mois sans doute, peut-être des années (en réalité cela avait fait vingt-deux mois de concentration sans relâche, elle ne le savait pas alors, mais elle devinait bien que ce serait une tâche de longue haleine) – oui, si, si, si… Alors elle se battrait à la vie à la mort pour trouver un éditeur. L’éditeur, ce ne serait qu’un intermédiaire – indispensable, certes, mais le but, l’essentiel, la signification même de l’affaire ce serait le contact avec des lecteurs, auxquels elle pourrait offrir un objet sorti de ses tripes et de ses mains pour qu’ils puissent l’aimer et le comprendre.
Jamais elle n’écartait le flottement bienheureux de sa rêverie lorsqu’il se trouvait à accrocher une phase ou une autre de cette rédaction miraculeuse : avant d’être offert aux autres, le roman avait été à elle, à elle seule, et c’était salutaire même après tant d’années de pouvoir retrouver l’émotion d’un souvenir dont tous les aspects les plus intimes lui revenaient à l’esprit et au cœur. Elle n’avait pas auparavant éprouvé cette violence : chaque poème, chaque nouvelle, chaque conte, chaque écrit pour la scène l’avait comblée jusqu’alors, le simple geste de glisser le texte achevé, tout plein d’elle, dans ses tiroirs secrets l’emplissait d’une joie subtile, pas question de partager. Avec ce premier roman c’était tout autre chose. Dès ses premiers balbutiements – ces quelque vingt-cinq pages écrites dans une sorte de transe – il criait qu’il avait besoin de gagner le large, elle l’avait entendu, elle assurerait son lancement, il se débrouillerait ensuite tout seul en haute mer.
Retrouverait-elle une nouvelle fois cette pulsion irrésistible qui sourdait du fond – des bas-fonds peut-être, qu’en savait-on ? – de ce qui se tramait en grouillant dans l’ombre et qui en aveugle cherchait une issue ? Soudain un déclic se produisait, sans bruit, sans plus se faire apercevoir que le déclenchement d’une plaque de neige sur un toit au moment de la fissure. Une seconde d’éternité comme au sommet de la jouissance amoureuse, c’était déjà dépassé mais le processus s’était mis en route, les mots venaient s’enchaînaient s’organisaient presque sans elle, ce qui depuis les limbes criait vers sa sortie se frayait un chemin en direction de l’existence, mêlant le ressenti et l’écouté, l’émotion et l’image, en une forme palpable qui prenait consistance en se déroulant. Il avait suffi de si peu pour que tout se mît en branle… et c’était irrépressible, il fallait transcrire il fallait suivre, ‘s muss ‘raus disait Goethe ; il fait que ça sorte, ça sortait, ça continuait à sortir sur sa lancée, impossible de l’arrêter, pas question de se mettre en travers du flot, si l’on vous interrompait de l’extérieur oh vous pourriez mordre, avant de vous affaisser non pas comme vidée mais bien comme blessée à mort, interrompue dans une mise au monde.
(à suivre)
LAURE A L 'ŒUVRE, chapitre I, pages 77 à 80
(vendredi 20 septembre)