LAURE A L' ŒUVRE, chapitre N, pages 147 à 150
(vendredi 21 février)
CHAPITRE N
Et Julie et Plume faisant le petit lapin… L’une et l’autre sur le dos, les pattes avant croisées sur le cœur, la tête dodelinant à droite puis à gauche, sans fin si on le demandait, juste pour dire qu’on aurait fait un sacré petit chat de cirque si quelqu’un avait bien voulu s’en occuper. Naturellement ce n’était pas là l’ambition de la maison ; mais il s’était trouvé que d’elles-mêmes – et séparément, à trois ou quatre années d’intervalle, donc sans possibilité de se copier – elles avaient mis sur pied ces salutations d’allégresse dont elles attendaient des félicitations pour, de toute évidence, sourire largement. Aucun des autres n’avait su se contorsionner de la sorte, ni croiser les mains sur le cœur dès qu’on sollicitait un effort de ces petites pattounes.
Douces heures passées avec des chats dont le souvenir s’était incrusté à jamais dans sa mémoire. Elles refaisaient surface, pleines, radieuses, ineffables. Un minou croisé dans la rue qui avait des airs de Mitsouko ou de Câline, de Misery ou de Mannix suffisait. La fonction d’aide-mémoire du titre Papillons de Nuit paraissait bien secondaire, même si elle avait pour l’instant agi comme une piqûre de rappel. Comme pour l’enfance, le domaine des chats restait si vivant, si enraciné dans le cœur, qu’il suffisait d’un effleurement léger pour faire jaillir en foule les images et les sensations. Pourquoi les idées dont elle aurait tant besoin ne se pressaient-elles pas avec la même abondance, la même insistance, la même impatience à se faire remarquer ? Une seule idée suffirait, pourvu que ce fût la bonne…
Elle prenait bien conscience que si elle se relançait dans l’aventure (elle n’osait même plus pour elle-même qualifier la décision : ne serait-elle pas en train de perdre avec la réalité le contact qui correspondait à la sagesse, ne serait-elle pas en train de perdre la tête comme une vieille bête ?) ce serait à cause de Vuk, oui pour lui, pour lui faire plaisir. Il avait manifesté une telle ferveur, une telle foi … Elle revoyait son sourire, lorsque, le premier jour où le projet avait été aéré et mis en branle, elle avait cessé toute résistance, lorsqu’elle avait cédé, lorsqu’elle avait presque dit oui avec les lèvres, toute sa personne encore révulsée paniquée démolie. Lui s’était mis à sourire,comme quelques rares fois, en particulier après une explication délicate qu’il avait sollicitée d’elle, qu’il avait suivie avec intensité, hochant de temps à autre la tête comme pour se persuader que tout rentrait bien. Le sourire s’était annoncé d’abord partout ailleurs que sur les lèvres, il colorait légèrement la peau, adoucissait les traits, faisait fondre la gravité. Il lui fallait du temps pour s’imposer, comme s’il avait de la peine à s’extraire des profondeurs, à triompher d’obstacles incertains et invisibles. Il remontait avec lenteur, donnait de l’éclat aux yeux, et lorsqu’il atteignait les lèvres – ces lèvres d’un beau rouge foncé, avec des reflets mauves comme chez certaines gens de couleur – il les faisait s’entrouvrir sur des dents éclatantes, celles des éphèbes de la Grande Grèce que sous leur tête bouclée et leur allure de pâtres on voyait plus proches des dieux que des humains. Ce sourire, c’était comme une offrande faite par Hermès au nom de tous. Elle songeait qu’elle n’avait pas trop quitté son air las, peut-être même fermé, maussade encore, et pourtant à ce moment-là son cœur avait battu comme devant un petit miracle qu’elle avait soigneusement mis en réserve pour plus tard.
Elle n’osait pas envisager la rentrée – et certes ce début d’août laissait encore du temps pour ces étonnantes vacances où l’enseignement des subtilités d’Internet continuait à meubler une ou deux heures dans la matinée, sans bousculade ni passion, mais le prétexte initial se respectait avec sérieux – où s’il reprenait ses cours à la fac il déciderait sans doute de terminer avec elle ce contrat d’amitié qui n’aurait plus guère de raison d’être. La privation de sa présence serait alors accablante. Il s’était si vite fait aux rythmes de sa maisonnée à elle qu’il n’y avait pas même eu l’ombre d’un hiatus, d’une gêne, d’un embarras. Même avec Claudie, qui n’avait pourtant pas un caractère si facile, il avait su se rendre indispensable, par des petits gestes d’aide, lui prendre des mains le sac de plastique pour les ordures et l’emporter en sifflotant jusqu’à la poubelle sur le trottoir, ou remontant du sous-sol sa panière pleine de linge repassé – et d’ailleurs, à son retour après son jour de congé, elle trouvait la vaisselle faite, comme s’il voulait non pas se faire oublier mais bien au contraire démontrer qu’il n’était pas une cheville carrée dans un trou rond.
Peut-être chercherait- il un prétexte pour rester. Oh quel qu’il dût être elle l’accepterait, elle guetterait la formulation embarrassée mais pleine de sens dans laquelle il se lancerait - un soir de septembre où la température aurait été spécialement douce, où ils auraient aimé l’efficacité de leur après-midi grâce à ces discussions inlassables et toujours passionnées pour lesquelles ils étaient si bien rodés et dont ils partageaient l’aisance et l’entente, le questionneur et la questionnée, l’écrivain qui analysait son écriture et le disciple qui absorbait tout. Ou tout aussi bien ce serait un matin de pluie où la morosité tomberait sur eux, suggérant la dureté de l’hiver à venir et l’incertitude de l’étudiant sans ressources… D’une manière ou d’une autre il faudrait bien en arriver à discuter du sort de chacun, il faudrait le régler par une décision qui ignorerait la hiérarchie et s’efforcerait de laisser vivre le souvenir de leur compagnonnage ou, encore mieux, de le laisser survivre et se confirmer. Elle le laisserait prendre l’initiative, mais à peine se serait-il lancé dans ce qu’elle allait guetter avidement qu’elle l’interromprait pour lui éviter l’embarras. Sauf si, évidemment, il marquait fermement son désir de retourner chez sa logeuse où son copain lui aurait gardé la place toute chaude : en ce cas elle ne montrerait pas son chagrin et sa déception, elle le laisserait agir à sa guise. Elle avait pu s’assurer de l’attachement qu’il avait maintenant pour elle en fonction de petits accès de jalousie qu’il lui réservait parfois, ce qui lui permettait de juger avec satisfaction que la sympathie ne s’était pas seulement renforcée de son côté à elle. Le vendredi, le livreur des produits d’épicerie et des surgelés terminait sa tournée par elle, et sans doute soulagé de se savoir libre une fois le pourboire encaissé mais, tout aussi bien, heureux de montrer qu’il avait le sens de l’humour dès qu’on voulait bien se donner la peine de converser avec lui, il traînait dans la cuisine avec toujours quelque chose à raconter d’où découlait une plaisanterie qu’au lieu de souligner d’une grosse hilarité il glissait dans l’entretien en pince-sans-rire. Elle avait compris cette soif d’appréciation chez ce grand garçon encore imberbe et boutonneux qui lui parlait des livres qu’il lisait, et presque par pitié dès le début elle avait décidé de relever le niveau de ses lectures en lui prêtant des livres qui tenaient debout : il lui en faisait de scrupuleuses analyses dans les semaines qui suivaient, souvent réussissant à placer un trait d’esprit dans ce qu’il considérait comme une tâche salutaire à ne jamais traiter par-dessus la jambe. Et Vuk, qui venait assister à la séance, ne donnait pas son avis ni ne mettait le moindre grain de sel dans ces échanges, mais il jouait visiblement les observateurs ennuyés : silencieux entre les brèves formules de politesse d’entrée et de sortie, l’air d’un surveillant austère et mal disposé, il ne riait jamais quand le livreur couronnait ses dires de quelque plaisanterie dont il attendait grand effet, et de son côté elle devait prendre un air visiblement enjoué afin de ne pas froisser le garçon. Le livreur s’était vite habitué à cette présence hostile, il n’en tenait plus compte, il causait aimablement comme si c’était son petit cadeau hebdomadaire et ce n’était pas sûr qu’il ne traînait pas un peu plus qu’il ne l’avait mis à son programme rien que pour faire bisquer l’autre sans en avoir l’air. Dès qu’il était parti, ils prenaient le thé à la cuisine au milieu des cartons, packs et bouteilles tout juste livrés, Vuk l’aiderait ensuite pour la manutention en lui laissant le rôle de chef de chantier mais en ayant l’air d’avoir gagné une bataille, et elle n’osait jamais lui dire, même pour plaisanter, qu’un de ces jours on pourrait convier le livreur à prendre le thé avec eux.
Ces traits de gaminerie dont il n’avait sans doute pas conscience la ravissaient, c’était comme si elle l’avait hébergé avec encore des traces d’adolescence à modeler, à finir du pouce, en plus de tout ce bagage culturel dont il était si ouvertement avide. Il avait dû être un petit garçon un peu éperdu, avec l’air de toujours chercher ses marques, ne se plaignant pas, gardant tout pour lui dans le secret du cœur, sans larmes ni sourires, obsédé par cette vision des grenouilles tranchées vivantes et rejetées à barboter quand il ne leur restait plus que les pattes avant, cette vision d’où il avait puisé son écoeurement des rites du monde. Elle s’était mise à l’aimer pour ce qu’il était, pour ce qu’elle devinait de lui, et peut-être encore plus pour ces réserves insondables qu’il était le seul à connaître ou du moins pressentir, pour ces forces enfouies au fin fond des ténèbres de l’être et qu’il n’avait pas depuis tellement longtemps cherché à démêler pour pouvoir ériger sa stature froidement, en sourdine, à ses propres yeux et jamais au-delà…
Si elle trouvait l’idée, si elle se lançait, si au bout de quelques semaines elle voyait que la chose allait pouvoir être poussée jusqu’au bout – ou du moins un bon bout plus loin -, qu’en ferait-il, lui, une fois passée la joie de la voir recommencer l’aventure ? Déciderait-il que le but qu’il s’était fixé était atteint, donc qu’il devait la laisser continuer sur son erre en ne se rappelant à son amitié que de temps à autre, histoire de prendre des nouvelles de l’œuvre et de l’écrivain ? Ou au contraire se verrait-il bien à sa place près d’elle, à présent qu’il connaissait avec quelle facilité elle se laissait déprimer dès que l’écriture ne jaillissait plus – car n’était-ce pas lui qui l’avait replongée dans les affres de la création, imposant sa croyance en elle par-delà sa mise sur pied d’une sagesse délibérée ?
(à suivre)