malmenée par les autres dans son dos. Il avait été un véritable ami, avec son meilleur copain, et dès son départ de la Fac elle avait pu engager avec eux deux une correspondance affectueuse où ils se parlaient à cœur ouvert. C’était regonflant, au milieu de ces comportements vilement grossiers, comme par exemple quand le professeur Jocrasse, après lui avoir promis qu’à son départ le Département lui ferait ses adieux le dernier soir autour d’une bonne table, l’avait laissée attendre devant son bureau, tout le monde éclipsé en ayant probablement reçu l’ordre – et ses deux amis naturellement non avertis de la muflerie de ce qui allait se passer. Certes il y avait plus de trente ans de cela, les blessures avaient eu le temps de se faire oublier. Il ne restait qu’une trace dans le souvenir, laquelle avait pris une patine de grosse farce qui rendait les individus grotesques. Sur le coup il avait été logique d’imaginer en faire un texte vengeur : publié ou non il eût apporté apaisement à son indignation. Mais maintenant… Ah non elle n’en ferait rien. Toutefois cela avait été une bonne chose de faire fonctionner la mémoire autour de ce ramassis de cloportes, et de vérifier combien elle avait été bien inspirée de rompre avec eux. En même temps elle pouvait montrer à Vuk qu’avec les matériaux convenables on pouvait, si on le voulait, laisser absolument de côté l’utilisation par le texte : que le cœur fût de la partie était, à son avis, une condition indispensable de la création.
Une autre page du même carnet : Ouverture, Passacaille, Pastorale… Cela remontait aux premiers temps de l’écriture du premier tome. Elle avait déjà compris que si le projet devait aller jusqu’à son terme, il s’agirait d’une grosse saga, cinq gros volumes partant de l’aventure immobile des potiers de Cluny ses ancêtres maternels, pour arriver à son époque à elle, avec la deuxième casquette, les bouleversements sociaux du siècle, la lutte pour sortir de l’obscurité. Elle avait vu grand, en fait – trois volumes avaient suffi, en fin de compte. Mais il fallait le dire, trois gros volumes qui en valaient bien cinq normaux. Elle entendait la voix d’un journaliste que ses débuts littéraires avaient enthousiasmé, qui n’avait pu se retenir de lui téléphoner son emballement pour toute la première partie du Livre de Juste, qu’il venait de terminer avec, disait-il, la tripe coincée… Et quelle masse d’écriture ! Un million et demi de caractères (les avait-il vraiment comptés ? Il devait déjà y avoir à l’époque un moyen d’appréciation globale pour un journaliste, s’agissait-il d’ailleurs de toute la saga ou simplement des deux premiers tomes elle n’en savait rien, en tout cas il s’émerveillait qu’une telle quantité de mots puissent soulever la passion de lecture sans jamais fléchir), et il lui avait toujours réservé de beaux articles un peu sans nuances mais si chaleureux. Il avait même réussi à faire paraître l’un de ses premiers Contes de Noël le même jour dans Le Bien Public à Dijon et dans Le Courrier de Saône-et-Loire à Chalon, ç’avait été un beau doublé, c’était aux temps fastes où son nom à elle était sur toutes les lèvres en Bourgogne.
C’était vrai aussi que la masse de cette première saga frappait avant toute autre chose. Bien des lecteurs lui avaient avoué qu’à voir ces trois pavés en bibliothèque ils avaient été découragés dans un premier temps, ne les empruntant qu’avec réticence – mais alors dévorés par la passion de lire, emportés par l’histoire, plongés dans la mentalité des personnages comme s’ils descendaient en eux-mêmes, ne quittant pas le livre commencé. Beaucoup d’anecdotes narrant cette fièvre de lecture lui avaient été rapportées – J‘avais voulu feuilleter Les Noeuds d’Argile juste pour voir, je les avais achetés pour les vacances de Pâques, je les ai juste feuilletés un vendredi soir, je n’ai pas pu m’arrêter, je ne m’en suis pas déprise, ça m’a duré tout le week-end, c’est mon mari qui a fait la cuisine et s’est occupé des enfants, il a même dû faire la soupe du chien, je m’étais même enfermée dans la salle de bains pour pouvoir pleurer à mon aise……Autant d’échos qui l’avait ravie, elle, la cause de ces émotions. Et quelle fierté, aussi , d’apprendre qu’après cette découverte en Bibliothèque municipale – dame ! on n’achète pas de livre avant de savoir si ça en vaudra la peine (c’était du moins ce qu’on pouvait carrément penser dans les années 80, à présent on achetait le livre recommandé par les libraires qui organisaient le Prix des Libraires, célébrant le titre qui avait le meilleur impact sur le déclic des achats) - la lectrice ravie avait voulu acheter le livre pour elle, peut-être pour le faire connaître autour d’elle. C’étaient de bonnes nouvelles, celles-là, glanées auprès de lectrices rencontrées ici ou là qui se pressaient pour venir lui dire « comme elles avaient aimé ».
(à suivre)