LAURE A L'OEUVRE, chapitre F, pages 49 à 52
(Vendredi 19 juillet)
CHAPITRE F
La prestesse avec laquelle elle avait embrayé, une fois qu’il l’eut bien persuadée qu’elle pouvait encore, qu’elle devait même écrire un livre qui serait peut-être un grand livre, l’avait médusé. Il avait certes posé des jalons sur ce terrain dangereux, il ne voulait pas, lui le nouveau venu dans cette atmosphère de création et d’écriture, s’amener avec de gros pataugas sans avoir perçu qu’il les faisait pénétrer dans un monde particulier – oui, c’était peut-être là que les anges craignaient de poser le pied, comme disait Pope – et en traitant les choses jovialement, comme se ferait une transaction, comme se déciderait un achat ou une vente. Il avait pour elle une telle vénération intellectuelle que, même en tâchant de faire abstraction de ce qu’il lui devait pour un hébergement qui ménageait si bien son amour-propre, c’était l’écrivain et non la femme qu’il s’évertuait à ne froisser ni par les dires ni par les sous-entendus. Il marchait sur des œufs dès qu’il était question d’elle, de ce qu’elle avait écrit, de ce qu’elle pensait de la littérature, car une ou deux fois il avait senti au passage, au hasard d’une réflexion anodine dont il n’avait sans doute pas mesuré la portée sur sa sensibilité à elle, qu’elle – comment dire ? non pas qu’elle se hérissait, même sans ajouter le moindre commentaire, mais qu’elle se figeait, juste au bord de la fermeture, arrêtée en plein envol et comme rappelée sur terre. Il tremblait devant ce risque, et heureusement il croyait avoir du tact, car ç’aurait été abominable de ne pas savoir où s’installer avec elle : ni distance ou froideur, ni proximité trop vite acceptée comme allant de soi, qui jouxterait avec imprudence une familiarité faisant trop peu cas de ce qu’elle représentait de précieux, de singulier. D’unique peut-être même.
Il ne s’agissait pas de poser au donneur de conseils, même si sans doute elle était mûre pour écouter ses avis avec intérêt et sans jamais la moindre condescendance – du moins ne s’en était-il jamais aperçu, mais elle relevait du modèle direct, qui fonçait quand il y avait lieu (je suis taureau, lui avait-elle déjà dit une ou deux fois) et qui ne se dérobait jamais sous une apparence pour penser d’autre manière. Non, il ne s’agissait pas d’autre chose que de lui prêter son coup d’oeil si elle le demandait pour changer d’angle. De livrer sa réaction toute crue si elle la sollicitait à propos d’un projet, d’une idée qu’elle avait envie de défendre, voire au sujet d’un ouvrage déjà écrit et publié, auquel elle souhaitait apporter un approfondissement, une nuance, un complément. Elle ne s’était pas limitée, comme il l’avait craint les premiers jours, à quelques entretiens à bâtons rompus sur les œuvres comme elles venaient, s’arrangeant pour vérifier mine de rien s’il était bien le lecteur ardent qu’il prétendait être, puis se lassant d’une connaissance superficielle (sérieuse, appliquée sans doute, mais sans la moindre étincelle de compréhension profonde, de subtilité frémissant dans les arrière-plans, d’inspiration dans la pratique de la lecture). Si elle lui avait fait passer des examens sans en avoir l’air, tout en finesse et sur les terrains les plus variés, il avait dû les passer de manière convenable, car les entretiens, loin d’avoir cessé, avaient pris une régularité et une aisance qui équivalaient à une vitesse de croisière.
C’était devenu leur pain quotidien et apparemment ils s’en réjouissaient autant l’un que l’autre, sans avoir besoin de le faire remarquer. Chaque jour il apprenait quelque chose d’elle, quelque chose qu’il avait deviné à travers ses livres et ses personnages, et qu’il vérifiait à présent de près, sur le vif ; et il pouvait voir comme se solidifiait le lien qu’elle avait toujours entretenu avec des créations littéraires qui tenaient toutes tellement d’elle. Comme s’il lui avait été impossible d’inventer une créature en dehors de ses références personnelles, en dehors de ce courant de vie qui bouillonnait en elle en se régénérant sans cesse, en dehors de la présence, encore à extirper, du matériau instable auquel son verbe allait donner forme. Et elle, par-delà ce qu’il devinait d’elle, s’ouvrait davantage, plus du tout sur ses gardes ou précautionneuse, l’ayant de toute évidence jugé assez digne de confiance pour lui parler, voire assez digne d’intérêt pour l’écouter. Il avait perçu cette évolution de leurs rapports, cette progressive acceptation d’une installation sans doute insolite dans un domaine sélect assez fermé. Il avait même découvert chez elle comme une imperceptible relaxation des défenses, comme un abandon de la roideur des hiérarchies. C’est pourquoi il s’était enhardi, la tripe coincée par l’émotion, à lui faire admettre qu’elle devait reprendre l’écriture. Qu’il l’attendait. Qu’on l’attendait.
N‘attendait-elle, au fond, que cette invite venant de quelqu’un en qui elle s’était mise à croire ? Après la réaction mécontente, presque horrifiée, devant la proposition, après quelques moues, quelques protestations mal articulées et qui faiblissaient visiblement jusqu’à atteindre une phase d’immobilité qui avait duré quelques minutes, comme si elle avait tenu à faire s’écouler hors d’elle une incrédulité l’empêchant de juger sainement du problème, elle avait laissé son visage se détendre, elle avait même laissé ses lèvres esquisser une ombre de sourire qui ne demandait qu’à se fortifier, et cela lui avait donné un air de petite fille à laquelle on a promis une surprise sans pouvoir se retenir de la dévoiler sans attendre. Son regard flottait au loin, non perdu dans le vide comme parfois, éclairé par en dedans au contraire, contemplant déjà de ces choses interdites soudain mises à sa portée. Vous croyez ? Vous croyez vraiment que ce serait possible ? Elle n’en était même déjà plus à attendre une confirmation, elle partait déjà. Elle était presque déjà partie.
Sa sérénité, à partir de là, avait pris une coloration plus lumineuse. Nul doute qu’à peine lâchée l’imagination allait se reporter avec délices dans ce passé fécond. Peut-être alors, lui qui se trouverait à la source, juste à la naissance du souvenir qu’elle lui présenterait dans sa forme finale, pourrait-il récolter de précieuses glanes sur cet élan irrésistible qu’elle traduirait par l’écriture. En quelque sorte, sans avoir par son initiative gagné du poids à ses yeux, donc sans se juger autorisé à trop poser de questions, il pourrait lui faire comprendre combien il aimerait avoir quelque vue sur sa manière de faire, sur cette alchimie qui ferait passer une image ou une réminiscence floue, extraite du fond de limbes amorphes, au stade présentable d’idée douée de forme, d’allure, de couleur, peut-être de son ou de parfum. Certes elle ne lui donnerait pas de recette – elle ignorait sans doute le premier mot de son fonctionnement personnel, qui aboutissait à ses créations, à ses créatures, à son style – mais ils pourraient en discuter, elle y consentirait plus volontiers maintenant qu’il s’agirait d’une mise aux mots (par elle et en quelque sorte sur sa demande à lui Vuk, ce qui établirait entre eux une espèce de complicité) du matériau qui sans lui serait resté enfoui aux oubliettes. Il avait soif de ce qu’elle pourrait lui dire. De tout ce qu’il avait thésaurisé jusqu’alors en l’écoutant, il avait tellement aimé sa manière d’évoquer sa dépendance de l’écrit, son amour du mot à articuler avant de le fixer à sa place dans une phrase, son instinct de l’écouter d’abord, de l’entendre en elle sonnant et résonant, d’en soupeser la force – il avait fini par penser qu’elle se servait mentalement et sans le savoir de cet « Aperçu avant Impression » dont il n’était pas sûr du tout qu’elle connût même l’existence, mais peut-être que si après tout, et c’était la même phase du processus aboutissant à la forme définitive : on essayait d’abord, elle essayait d’abord, elle goûtait elle écoutait elle soupesait elle évaluait - elle gardait elle transcrivait mais au niveau des cellules agissantes elle avait partagé le goût de la chose avec tout son système sensoriel, de quoi se sentir épanouie d’avoir bien agi.
Il avait bien déjà tenté de voir comment fonctionnaient les souvenirs dans Le Miel de l’Aube, cette porte par laquelle il avait pénétré dans son domaine – et pas seulement dans son domaine, mais bien aussi un peu en elle-même, en sa personnalité d’adolescente qui dessinait avec netteté, presque avec rigueur, ce que la femme serait plus tard. Mais ce Je qui gouvernait tout le livre, qui donnait l’angle de vision et, pratiquement, l’âge, schématisait le processus. Il s’agissait d’un album de photos, de saynètes, d’incidents, de réflexions, il y avait donc une sorte d’empoignade directe, de corps à corps en toute franchise avec l’élément décrit. Comme si elle l’avait sorti d’une vitrine où il était enfermé avec les autres, chacun son tour à son heure dans sa coloration spécifique, elle respectant l’étiquette qui précisait la fonction et l’endroit où il faudrait le disposer, dans quel cadre, selon quelle lumière. Une mise en place voisine de l’insertion des pièces d’un puzzle sans grande difficulté, les lignes et les couleurs se chevauchant aimablement, les dessins s’enchaînant sans complications raffinées, le thème principal et les sujets annexes aisés à faire découler l’un de l’autre… Comme s’il s’agissait de l’Histoire, qui contrôlerait si on déviait de la vérité. Comme si le Je d’abord librement choisi puis peu à peu maître de la situation engageait des responsabilités, hésitait devant l’ornementation ou même tout simplement devant la moindre déviation qui changerait le caractère du fait avant de le transformer en récit. Du souvenir tout nu ne pourrait mentir, et par conséquent l’imagination n’aurait pas le même rôle, la même activité et bien entendu pas non plus la même liberté dans la mise au net de ces souvenirs-là…
(à suivre)
LAURE A L'OEUVRE, Chapitre F, pages 53 à 56
(Vendredi 28 juillet)
Chapitre F
La naissance, puis la mise au net d’autres souvenirs non dès le départ corsetés par le formatage historique étaient d’une autre nature. C’était cela qu’il souhaiterait tant approfondir avec elle, au terme d’une enquête sans doute à bâtons rompus mais où il s’arrangerait pour conserver une ligne directrice visant à lui faire préciser, si possible c’est-à-dire si elle le pouvait et si elle le voulait bien, au bout de quel cheminement le souvenir pouvait se considérer comme écrit. Si lui Vuk par exemple repensait à la Serbie – à des souvenirs de ses trois premières années où sa mère n’apparaissait pas puisqu’il ne l’avait pas connue, où sa grand-mère Zora constituait son quotidien et son horizon et où le corps de son père baignant dans son sang en travers du seuil de la maison servait de conclusion – il revoyait ces bribes comme si elles avaient été découpées dans
un catalogue, avec la petite cuvette bleue où la grand-mère lavait ses genoux ensanglantés lorsqu’il était tombé sur le chemin, mais il ne revoyait pas le chemin ni même la maison de l’extérieur, et il avait l’impression que ces images avaient été fixées une fois pour toutes, qu’il pouvait les contempler à volonté sans en ressentir la moindre émotion. Il n’avait bien entendu pas eu l’occasion d’en faire un récit, mais il savait bien qu’au cas où il devrait narrer ce souvenir il n’aurait pas à le tirer des profondeurs d’une activité secrète de l’imagination comme à peu près tout ce qui, à travers ses mots à elle, sortait d’elle pour vivre sa vie indépendante. Non, il ne participerait pas le moins du monde à cette métamorphose de l’impalpable en du texte, il le savait, et c’était pourquoi il comptait avec tant de ferveur sur les réponses qu’elle donnerait à ses questions. Si d’ailleurs il osait lui en poser : il gagnerait peut-être tout autant à juste l’écouter, une fois lancée dans l’un de ses monologues à mi-voix où au fond elle s’adressait à elle-même, le regard perdu par la fenêtre dans les nuances du ciel sans probablement même les percevoir, tant elle serait tournée vers l’intérieur, tâchant de démêler pour son propre compte la dynamique secrète qui l’amenait à écrire.
Il savait déjà qu’elle serait intarissable, toujours disponible sur ce sujet, et il se sentait heureux d’être accepté comme partenaire de discussion, même s’il devait se trouver en fin de compte réduit à la simple écoute – et il devrait faire attention à ne pas casser le fil de ses explications qui n’en seraient pas, naturellement, qui seraient bien plutôt des divagations à peine construites mais sans cesse inspirées, qui couleraient d’elle sur le ton relaxé, pas du tout le ton didactique qu’elle avait dû avoir autrefois sous sa première casquette. C’est que les enjeux n’avaient rien de commun : il lui fallait convaincre, naguère, enseigner, déverser des connaissances - amener autrui à réfléchir, à trouver son tempo de pensée, à acquérir son autonomie intellectuelle. Rien de pareil à présent, où l’interprétation des mystères de l’écriture s’assumait d’instinct, indéfiniment recommencée, toujours à refaire, prolongeant le bonheur d’écrire d’une évaluation de sa démarche. Et, il l’espérait férocement, dans le partage des trouvailles et des mises au point qui empêcherait l’autre – lui, et d’un – de mourir idiot.
Y avait-il réellement une frontière pour elle entre ses diverses zones d’activité mentale ? Ce qu’il aimait en elle, précisément, c’était (bien entendu mis à part le fonctionnement comme femme au foyer, se lançant avec une sorte de violence dans la cuisine ou la pâtisserie quand elle s’en estimait privée, et c’était de son fait, d’où la promptitude soudaine et brutale avec laquelle elle tâchait d’effacer ses frustrations) c’était qu’elle paraissait se déplacer avec son biotope, le livre le texte la phrase l’écriture la femme, et donc on était presque toujours assuré, par quelque bout que se fît le contact, de se retrouver en milieu littéraire. Elle représentait à elle seule une sorte de continuum esthétique un peu surréaliste qu’elle ne défendait pas obstinément contre les tentatives d’appropriation, au contraire elle se laissait sans rejet contacter, amener à la parole, au partage de sa réflexion incessante sur la nature de l’inspiration ou le fonctionnement de l’imagination .
Elle allait repartir intrépidement à la chasse aux souvenirs, aux émotions, aux rêves. Il se sentit bonne conscience d’avoir déclenché chez elle, non pas un refus inébranlable qui eût pu parfaitement se produire, mais cette ouverture à l’inédit qui lui redonnait d’emblée (il l’avait vu lorsqu’elle était allée se coucher le même soir, bouleversée et déjà en piste, déjà partante) une énergie renouvelée, une espèce de nouvelle jeunesse. Cette écriture immédiate qui semblait devoir obéir à ses suggestions à lui Vuk allait se développer en quelque sorte sous ses yeux, si elle ne cachait pas trop sa copie comme les gosses de primaire avec leur bras replié et en penchant le buste sur leur page. Elle lui permettrait de regarder, elle parlerait, il écouterait, il se remplirait de ce qu’elle lui dirait. Ce serait bien autre chose que des miettes qu’il récolterait ainsi…
Certes elle avait déjà exploité la masse d’éléments qu’une longue existence avait rassemblés et mis à sa disposition, mais, plus qu’elle encore, il était persuadé qu’elle en récupérerait une réserve, laquelle serait éventuellement inépuisable. La moindre image serait si nécessaire examinée, mais sans même en arriver à ce niveau d’élaboration Laure retiendrait au passage un éclair, un trait, une couleur. Un geste, un élan… On pouvait se reposer sur elle afin que tout fût capté et transmué en texte, en un texte portant son sceau, impossible à confondre avec celui de qui que ce soit d’autre. Il se sentait trop imprégné de ses écrits - il s’en était imbibé, presque - pour douter de son aisance d’auteur à tout transformer, à faire passer de son univers intérieur à contemplation secrète ce qui avait besoin de lettres et de mots pour devenir un objet autonome offert à la vue. Il allait, après ces quelques jours d’initiation à la vie à ses côtés, la voir se mettre en branle pour une nouvelle phase d’inspiration. Il serait aux premières loges, il en serait complice, il en serait même l’instigateur. Il verrait les choses se faire sous son nez, il n’aurait pu rêver mieux que ce job qui n’en était pas un mais qui l’avait introduit au seuil de découvertes peut-être sans prix.
Elle allait même sans aucun doute lui apporter une source d’exploitation sur laquelle elle travaillerait devant lui, puisqu’elle lui en avait parlé la veille. Elle disposait, au fond d’un tiroir, d’un dossier presque oublié – presque, seulement, avait-elle ajouté avec un petit sourire – qu’elle allait reprendre. Elle y avait au cours des temps (et cette collecte s’était même arrêtée il y avait des années, ce serait de l’inédit à remonter au jour) glissé des notes à réutiliser à l’occasion, rien d’urgent ni d’indispensable puisqu’elle s’en était passée tous ces lustres, peut-être même sans valeur du tout, mais on ne sait jamais. Il avait opiné : bien sûr , comme chez Zola dans ses documentations préparatoires, des embryons de notes, des indications brèves en abrégé parfois difficiles voire impossibles à déchiffrer par la suite, mais d’où sortaient des textes forts, solides, inspirés parce que la vérité les structurait. Mais non, avait-elle précisé en secouant la tête, sous cette forme-là tout aurait déjà été utilisé et transcrit – du moins c’est ce qu’elle croyait - même si elle n’avait guère recours à ce système pour sa part. Non pas : tout simplement des lambeaux de choses, des bribes d’écrits, des espèces d’hiéroglyphes. Des pense-bête plutôt, griffonnés dans l’urgence en pensant à des développements ultérieurs. Dans l’obéissance à un instinct ridicule de conservation du mot, dans la crainte de laisser perdre la moindre miette d’idée ou de suggestion qui sur le moment était apparue pleine de ressources, qu’on notait fébrilement et puis qu’on oubliait parce que ce n’était pas son heure. Elle pourrait reprendre cela, sans trop y croire, mais ce serait peut-être justement l’occasion de lui montrer, à lui Vuk puisqu’il tenait tant à voir la chose, comment allait naître un bout de phrase, peut-être même davantage. Mais il faudrait avant tout que ce débris d’idée ainsi fixé si sommairement pût avoir conservé une puissance de déclenchement. Pas de tilt, pas de mise en route ! Elle contemplerait ces traces mortes sans leur reconnaître le moindre souffle de vie, elle ne saurait pas ressusciter quelque chose d’opaque, d’étranger.
Tout de même, il se sentait autorisé à ressentir de l’émotion et presque de la vanité lorsqu’il songeait que sans lui, sans son insistance (et certes il avait réussi , ça n’était pas joué d’avance, elle aurait pu se cabrer avec fureur et lui demander de quoi il osait bien se mêler – peut-être même aurait-elle pu aller jusqu’à rompre leur commerce amical en lui prêtant on ne savait quels desseins cachés qui se seraient trop tôt, trop maladroitement révélés) elle n’aurait pas considéré qu’elle était encore de taille à écrire. Elle ressentait à la fois cet orgueil de songer à tout ce qu’elle laissait derrière elle et qu’il serait désormais difficile de dépasser et sans doute même d’égaler, et cette timidité de jeune fille à douter d’elle, à n’oser pas s’aventurer trop loin des berges où elle se croyait désormais confinée – à regarder les baigneurs sans oser se lancer à nager parmi eux. Il fallait lui redonner une confiance en elle à laquelle elle avait renoncé – et il ne pouvait pas deviner si elle s’était résignée à s’installer dans cette zone de calme d’où les élans seraient sagement maintenus par la bride (peut-être à la suite d’une phase de repos qui n’était que temporaire et qu’elle avait interprétée comme le statu quo définitif), ou si, dans la crainte maladive de ce qu’elle appelait en riant le « syndrome de l’archevêque de Grenade » , elle préférait s’abstenir d’écrire plutôt que de s’exposer à commentaire malveillant et dépréciatif. Heureux et tout fier était-il, lui Vuk, de s’être mieux que Gil Blas acquitté de sa mission de conseiller – mais au fond c’était elle, c’était son attitude à elle, qui avait facilité les choses pour l’instigateur d’une nouvelle aventure.
Il allait donc pouvoir suivre cette phase non prévue au programme, cette lancée sur nouveaux frais qui serait ce qu’elle serait, peut-être tout simplement ce qu’elle pourrait être, mais qui, prolongée sous les meilleurs auspices et avec un peu de chance, pourrait devenir un roman. Il devinait en effet que c’était là sa forme préférée d’expression, une histoire d’ample respiration où précisément la combinaison de l’imagination et de la mémoire pourrait créer vastement, sans se laisser impressionner par les limitations habituelles. Et lui serait là, tout proche, peut-être à l’occasion bénéficiant d’aperçus, d’explications, devinant de toute façon les rythmes d’écriture par la gestuelle extérieure à laquelle en quelques jours il était devenu spécialement attentif et qui éclairait tant de choses. C’était vrai que depuis son arrivée il la couvait des yeux, on pouvait dire ça comme ça.
Et il devinait que, sans beaucoup attendre, elle allait concevoir un plan pour récupérer ces fragments avant même d’avoir les idées nettes, pour les mettre en place sourdement comme un peintre évalue en gros où il va placer ses masses de couleur avant même de savoir ce qu’il va peindre, puis pour les englober peu à peu dans une vue d’ensemble qui perdrait de son opacité en laissant se dégager des courants avant même les grandes lignes. Tout cela en un lent brassage qu’elle dominerait en silence dans une profonde jouissance égoïste, non partageable de toute évidence. Elle se sentirait, au fond, justifiée dans cette reprise d’activité inattendue qu’elle n’avait pas souhaitée. Un peu honteuse peut-être aussi de se découvrir si irremplaçable, comme tous les anciens chargés de mission redoutant l’effondrement inévitable du monde dès lors qu’on les aurait mis sur la touche : sa lucidité terrible, à elle, se mettrait à ricaner de voir avec quelle promptitude elle sauterait sur le premier prétexte venu, avec quelle désinvolture elle opterait comme eux pour l’incrustation sur place. Oui, une ombre de gêne, une amorce de honte, mais si passagères l’une et l’autre qu’elles seraient vite balayées hors champ : il lui fallait bien s’occuper, elle n’allait tout de même pas attendre l’apparition d’Atropos en se tournant les pouces.
(à suivre)