Lucette DESVIGNES.
Si vous vous rappelez quelque peu nos premiers entretiens - aux alentours de la première cinquantaine, c'est vous dire si c'est déjà lointain - je vous avais fait remarquer qu'on n'était pas, mais absolument pas obligé, quand on est écrvivain, de faire le portrait d'un indiviodu dès qu'il apparaît sous votre plume. La raison? Toute simple, toute logique : c'est que l'individu en face de lui ne le regarde que banalement, sans s'y attarder - sauf si c'est Marilyn Monroe naturellement, mais je n'ai jamais écrit de roman où Marilyn Monroe apparaissait (j'aurais peut-être dû, ça m'aurait sans doute mieux fait connaître). C'est au fur et à mesure de la croissance de l'attention que le second individu est amené à regarder le premier, surtout si c'est une femme. Alors les éléments de la physionomie peuvent être passés en revue - pas forcément comme chez Balzac, je vous assure qu'on peut faire autrement - et c'est beaucoup mieux, plus vrai , plus vivant, quand cela correspond à la découverte par petits morceaux. Jje vous avais parlé par exemple des yeux de Leni, semblables à ceux de la Mère : c'est pour cette raison que Wollef s'y attache, établissant des comparaisons, c'est après seulement qu'il remarque les taches de son, il les voit sur son visage, sur son cou. On attendra avant de voir sous son bonnet la couleur de ses cheveux, comme Jeanne attendra (avec nous) de voir que M. Barandelle est grand (parce qu'il se lève), brun, frisé (parce qu'il ôte son chapeau). Je mélange un peu ici les mâles et les femelles dans mes exemples, mais ils relèvent tous de la même discipline : ne pas infliger la descritption d'un visage dès qu'on vous présente un personnage. Il peut y avoir un élément qui frappe au passage : le nez rouge de la factrice, le vilain chignon de la concierge, les dents de devant écartées de la boulangère - si vous les remarquez, alors qu'on les note; sinon, à quoi bon? Enfin mes belins-belines c'est ma théorie à moi. Et il y a suffisamment d'écrivains grands ou petits qui continuent à décrire les visages pour que vous trouviez facilement votre bonheur en dehors de moi. Je voulais seulement vous signaler que dans ma toute dernière nouvelle ("La Thébaïde", 37 pages serrées et grand format, ça fait du monde), dans un tête-à-tête passé-présent entre anciens amants qui se demandent s'ils vont pouvoir remettre ça vingt-cinq ans plus tard, pas la moindre indication de couleurs d'yeux ou de cheveux; on sait que l'homme doit être grand et bien bâti (seule allusion : son torse épanoui dans la piscine) et que la femme est restée belle (oui, juste ces deux mots : restée belle). Je vous assure que je n'avais rien combiné, c'est en relisant que je viens de découvrir que chaque lecteur peut se représenter la femme comme il en a envie. Pourquoi non? J'en suis bien réduite, moi, à imaginer vos chats! A demain.
Lucette DESVIGNES.
Mes belins-belines (j'entends dire là-bas au fond de la classe "Méfiance! Quand elle commence par des tons mielleux, qu'est-ce qu'elle ne nous mijote pas encore!") mes belins-belines, sans me laisser impressionner ni bouleverser jusques au fond de l'âme par quelques rumeurs malignes, je vous signale qu'au jourd'hui je ne peux moins faire que de vous parler du personnage. Figurez-vous que je viens de lire un article qui porte sur le langage de mes personnages, précisément : comment voulez-vous que je m'abstraie? On avait déjà, il y a longtemps, attiré mon attention sur le langage des yeux dont je confiais à mes divers personnages, hommes ou femmes, une pratique incessante, et c'est bien vrai que très souvent chez moi, là où le non-dit m'apparaît comme un supplément d'intérêt pour le lecteur qui ainsi partage avec moi, au plus près, les émotions de la créativité, les yeux remplacent les paroles. On a un peu, m'a-t-on déjà dit, l'impression en me lisant qu'on voit mes personnages comme au cinéma, gros plans, yeux remplissant tout l'écran, relief de la bouche etc. Tant mieux si c'est vrai, car le cinéma est pour moi un art majeur; et je serais heureuse d'en avoir été imprégnée par la dévotion de toute une vie à cet art (qu'on dit septième parce qu'il est arrivé après les autres, tout simplement et sans autre raison) au point d'en avoir adopté une teinture pour mon écriture, et cela sans le vouloir à tout prix, naturellement. Eh bien il paraît que le regard n'est pas seul chez moi à traduire ce qui se trame au fond de mes personnages, tout au fond, là où il est si difficile de faire sortir les mots pour établir la communication avec les autres. Non, le corps est de la partie. Les mains, les bras, les attitudes qui trahissent l'humilité ou la provocation, l'abandon ou l'exaspération, les dos, aussi, qui cachent les visages mais ont leur éloquence particulière si on veut bien lire en tendant l'oreille... Cette importance accordée aux dos - et dont je ne m'étais pas avisée auparavant - me fait penser à des commentaires de critiques de cinéma, à propos précisément de la "présence" des dos : quand on voit un acteur de dos, un grand bien sûr, un de ceux qu'on reconnaît sans erreur - un Gary Cooper, un Cary Grant, un Marlon Brando, un John Wayne, un Clint Eastwood - c'est un hommage non seulement à son beau physique mais encore et surtout à son métier. Et dans ce petit festival de dos d'acteurs qu'on montrait, devinez à qui revenait la palme? J'en frémissais de joie parce que j'avais deviné : Mitchum, mes belins-belines, Robert Mitchum, le plus grand, le dos le plus éloquent! J'étais bien d'avis, même si tous les autres que j'ai cités ont aussi des dos qui savent parler. Et quand vous avez vu le dos, impssible de ne pas imaginer le visage avec l'expression qui correspond exactement à la présence dorsale . On continuera demain. Si c'est trop difficile déjà dites-le moi, je mettrai la barre un peu moins haut. Bises aux chats.
Lucette DESVIGNES.