lA RESERVE (Mirlitonnade de novembre)
Si je ne craignais pas que ma muse infidèle
Ne me lâchât au beau milieu de mes efforts,
Je pourrais bien, mes bons amis, mes amies belles,
Vous parler de l'amour, de la vie, de la mort.
Mais le contrat muet qui malgré vous vous lie
A mes gazouillis tendres et si délicieux
Semble traiter plutôt d'art, de philologie,
D'accord du participe et de pluriels vicieux.
Je ne sais pas vraiment comment tout s'organise
Tant que le matériau que je dois vous livrer
N'a pas encore acquis pour vous sa forme exquise
Et que je n'ai pas entrepris de gazouiller.
Il me faut, non pas l'air du large océanique,
Non point l'air des sommets, mais tout innocemment
L'impression que de votre attention authentique
Va naître en moi un grand désir d'épanchement.
Tout ce que j'avais pu inscrire à mon programme,
Philo, grammaire ou commentaires sur l'actu,
Evolution de la tragédie ou du drame,
Les accents ou les traits d'union qu'on ne met plus,
L'orthographe chinoise (entendez : tracassière)
La syntaxe exigeante et ses coups de Jarnac...
Tout cela, c'était le matériau de naguère :
Permettez un instant que je vide mon sac.
Car je voudrais parler d'amour, de fantaisie,
De romantisme, d'aventure, et, pourquoi non?
De ce qu peut se colorer de poésie
D'en avoir simplement effleuré un rayon.
C'est ce que je voudrais ...- mais il faudrait du souffle,
Une opiniâtreté dont on est dépourvu
Quand on est devenu le prince des pantoufles
Ou la reine des organismes révolus...
Avec un seul besoin : s'asseoir à sa fenêtre
Bras croisés sur l'appui, comme le font les vieux
Qui n'ont plus que ce pauvre moyen d'apparaître
Au plein jour pour enfin respirer un peu mieux.
Mes belins, le déroulement de ma ^pensée
M'a déportée sur des terrains non balisés
Où jusqu'alors je m'étais peu souvent lancée,
Car c 'est sans compagnie qu'on s'y va promener.
Cela m'ennuie d'avoir fait venir vos cohortes
Jusqu'à l'arrêt complet devant le Grand Portail...
Ce serait mieux que mon lyrisme vous transporte
Jusqu'aux abords de la barrière de corail,
Là où tout n'est que luxe, et volupté, et calme.....
Allons, je me secoue au prix d'un grand effort,
Et sans vous installer au soleil sous les palmes
Je veux du moins tourner le dos à cette mort
A laquelle souvent m'amène l'avenue
Où mes pas trottinants sont déjà décomptés.
On va faire semblant, de manière incongrue,
Vous et moi; moi et vous, oui, vous à mes côtés,
De ne plus converser que de choses légères
(l'ablatif absolu n'en étant point exclu)
Que de littérature, amusante ou sévère,
De livres ou d'auteurs, de sujets farfelus,
Avec des coups de coeur, avec des coups de gueule
Selon qu'il fait soleil, qu"il pleut, qu'il fait grand vent,
Que la misère se débrouille toute seule
Ou que, tremblants, paniquent les gouvernements.
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