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23 août 2019 5 23 /08 /août /2019 18:05

          LAURE A L'ŒUVRE, Chapitre H, pages 62 à 65

 

 

(vendredi 23  août)

 

CHAPITRE  H

 

 

          Mais pas question de mettre en avant cette détermination à écrire qui était sa vocation et à laquelle il avait commencé à obéir – d’ailleurs on n’obéissait pas à un tel Diktat, on était bien obligé de suivre, est-ce qu’on résiste à une crue ? On se trouvait entraîné par les eaux déchaînées, on était roulé dans leurs remous avec brutalité, on eût cherché en vain un point d’ancrage un appui une branche pour s’accrocher à la rive, tout ce qu’on pouvait faire c’était s’abandonner à ces courants mystérieux, à ces forces obscures qui soudain avaient envahi votre existence et votre pensée. On allait se noyer sans doute, perdre la vie – mais l’épreuve, ce combat presque désespéré qui vous faisait aussi trouver en vous des forces inédites et miraculeuses, vous forgeait une personnalité nouvelle, pleine de complexités et de contradictions, d’espoirs et de découragements, d’orgueil et de modestie qui eux aussi se faisaient la guerre. Une magie, un bouillonnement vous emplissaient<. Vous n’étiez plus rien, vous étiez le monde.

          Il y avait en vous des choses qui remuaient, des choses sonores qui s’articulaient se bousculaient. Avortaient en bafouillages informes. Soudain giclaient comme expulsées hors d’un magma qui ne voulait plus d’elles, par caprice, sans pour autant exprimer une volonté de construction demeurée dans les limbes. Il se demandait alors qui s’agitait tout au fond, qui brassait les sons les remuait les étouffait, toute une cuisine de vocables dont on ne pouvait rien faire sinon attendre que l’ébullition cessât. Et parfois tout cessait, pesamment, sans explication. Mais parfois aussi, tel un air de flûte dont le tour était venu de s’élever pour planer au-dessus des rumeurs d’un orchestre encore en train de s’accorder, voilà qu’une phrase s’imposait, elle lui était offerte, il n’avait plus qu’à la prendre sans savoir d’où elle venait ni où elle allait l’entraîner. Le premier vers d’un poème peut-être, don des dieux. Ou le début d’une histoire, d’un déroulement de pensée, d’une idée à développer qui s’imposait, lancinante, tyrannique. Il avait l’impression de ramasser des morceaux de phrase tombés au hasard, il hésitait encore à en faire quelque chose, quelquefois les choses s’organisaient d’elles-mêmes, cessaient de le provoquer, s’assagissaient au point de se faire adopter en cessant leur petit jeu de Si tu m’attrapes.

          Du coup et en même temps une porte s’ouvrait avec autorité, comme si on l’appelait chez le médecin – au suivant ! – sans discussion ni dérobade possible. Au contraire il ressentait la valeur de l’offre qui lui était faite, invite pressante à participer à l’aventure parce que c’était elle parce que c’était lui. Il recevait l’hommage d’un cœur battant, à la fois enivré et matraqué sous le choc. Il se lançait avec brutalité, il fonçait. Les sons étaient devenues mots, ils s’enchaînaient avec aisance, il lui semblait que peu à peu cela changeait d’origine, qu’il avait droit à participer, qu’il devait même participer de toute nécessité. L’élan pouvait se propager comme une ride sur une surface d’eau, les sons se chargeaient de sens, on dépassait le niveau acoustique pour entrer dans le domaine de la pensée encore drapée dans l’arrangement sonore. Puis peu à peu on le laissait seul se débattre entre les éléments de ce medium inédit, submergé, retrouvant des automatismes sous des formes nouvelles. A présent c’était lui qui organisait les valeurs, la toute première fois il en avait pris le vertige.

Dès les premiers balbutiements (mais non pas, là encore : il n’y avait pas eu de ces misérables, pathétiques embryons d’expression comme ceux qu’on guette sur les lèvres maladroites d’un affligé de bégaiements ni même de cette bouillie sourdant avec entêtement d’une bouche enfantine qui découvre qu’elle peut produire autre chose que des bulles ou des bâillements) dès les premiers jaillissements, au contraire, même mal maîtrisés, même un peu erratiques, mais précisément aux antipodes de la surprise de la libération d’une force nouvelle qui aurait coulé hors par le biais d’une simple évolution animale, il avait deviné , oui il avait su qu’il saurait écrire. Qu’il aurait un style, à travailler certes selon ce qui s’imposerait, mais une manière à lui de disposer des mots et de leurs sonorités en même temps que de leurs significations et de leur pesanteur. Qu’il imposerait, issue des zones obscures dont il sentait l’agitation mais dont il ignorait les règles de fonctionnement, une sorte de respiration qui doublerait la sienne propre, qui pourrait s’amplifier jusqu’au délire et qui serait structurée selon les rythmes musicaux secrets portant sa marque. Une obligation d’écrire, en quelque sorte, ressentie dans tout l’être comme une contrainte épanouissante mais parfois épuisante, créant le conflit et l’agitation avec brutalité, combinant le martèlement des rythmes enfouis dans leur substance et, surprenant à chaque fois, le phrasé de la mélodie.

Il avait déjà assez écrit, assez relu de temps à autre  des pages imprimées d’un œil critique qui voyait avec sûreté les corrections à faire et, avec une humilité touchante, les progrès ou les acquis, assez déjà pour pouvoir analyser les raisons profondes qui dès le départ lui avaient fait comprendre qu’il saurait écrire, qu’il aurait un style, et que c’était bien autre chose de partir de cette source invisible et mystérieuse pour amener sur le papier des phrases entières, des paragraphes entiers marqués à son sceau et où il pouvait se reconnaître, que de décider un beau jour de se mettre à écrire  histoire de faire comme tout le monde, ou, comme tant d’auteurs ayant reçu non pas le don mais le coup de pied au cul qui convenait au moment où il convenait, de se lancer dans un best-seller ou, du moins, un coup littéraire et médiatique, lequel allait leur apporter une montagne de sous qu’ils iraient faire se détendre aux îles Caïman ou, plus près, en Suisse voire tout simplement au Luxembourg, ces lieux touristiques réputés pour de saines vacances.

Un point de non retour, atteint, marqué. Just toeing the scratch, pensait-il, touchant la ligne de départ – ou la limite de déplacement – du bout de l’orteil. Non certes on ne regardait pas vers l’arrière quand on en était là, c’était vers l’avant qu’on se tendait, qu’on se courbait, qu’on s’apprêtait à lancer sa boule. Et la boule pouvait, selon le choix, soit rouler lentement, fermement, directement jusqu’à toucher le petit, ce qui lui assurait la prééminence, soit avec violence atteindre le regroupement des boules déjà en place et faire éclater leur masse dans un jaillissement en toutes directions. Une déflagration imparable. Une explosion en feu d’artifice… Il avait pratiqué les deux formules, lui Vuk, sans même bien s’être rendu compte de rien. Sur un parcours d’une seule traite d’abord, avec une obstination qui se soutenait toute seule, presque en apnée jusqu’à la fin de l’effort, se retrouvant haletant en bout de ligne, découvrant des choses désormais existantes auxquelles il n’avait jamais accordé un regard, trouvant du même coup, peu à peu, que leur venue à la lumière était indispensable et réussie. Mais aussi se prodiguant en étoile, comme enivré d’avoir tant de buts à la fois, essayant de l’un puis de l’autre, ravi à chaque fois, à chaque fois renouvelé recréé confirmé.

          Et sans besoin d’instaurer une hiérarchie. Chaque essai transformé avait sa valeur propre, signifiait, témoignait. Relevait d’une exigence particulière, défrichait son terrain sans s’occuper de rien autre, s’imposait une fois atteinte sa formulation de conclusion. Et il s’était émerveillé de se découvrir à son aise partout, sans chercher à relier ses écritures entre elles, chacune avec son genre, sa teneur, sa portée. Avec ses couleurs, ses résonances, sa tonalité. Les dossiers s’étaient multipliés dans ses tiroirs, les contenus s’enrichissaient. Sans le préméditer, simplement parce qu’il s’enfilait dans une tenue ou dans une autre, le style changeait, vocables structures rythmes. Il laissait faire, dès le début il avait laissé faire. Et à chaque fois l’arrivée en bout de ligne lui causait la même surprise, entraînait la même observation un peu inquiète sourcils froncés, le même examen qui se prétendait impitoyable (l’était-il ? comment le savoir ?). Et à chaque fois aussi, sauf certains jours où il aurait souhaité tout jeter par la fenêtre, la même nuance étonnée et caressante de satisfaction timide, le sentiment d’avoir fait ce qu’il avait à faire comme il devait le faire.

          Il ne se sentirait pas honteux ni incertain devant elle, à montrer (exhiber ? ou peut-être tendre à moitié, à peine, à regret et en rougissant ?) des preuves tangibles de son activité si longtemps maintenue dans l’ombre. Il ne craignait même pas le jugement de Laure, ce jugement à l’emporte-pièce qui pouvait si aisément vous couler à jamais dans vos tentatives (oui, le couvercle par-dessus, à ne pas rouvrir puisque tout serait mort en dessous). Ce qu’il redoutait, c’était de lui paraître trop sûr de lui, la forfanterie proclamée, sa réserve naturelle devenant hautaine – et ce serait si facile de dériver dans ces eaux-là, il suffirait de s’emmancher maladroitement, tout serait compromis et il se haïrait d’en être arrivé là car tout serait de sa faute. Certes si c’était fait, si elle avait été tenue informée de sa nouvelle position dans les cadres de la société, tout serait plus clair à présent.

          Mais il ne fallait pas non plus qu’elle s’imaginât pouvoir l’aider ! Elle ne verrait peut-être pas qu’il n’en était déjà presque plus au niveau de l’expérimentation à partir de données étrangères, qu’il en était déjà arrivé à travailler sur sa matière à lui, sans recours aux éléments annexes autres que ce qui sourdait en lui en abondance sans jamais amoindrir son ardeur. Bien sûr il y avait tout ce qui se captait pour se déposer en lui, en strates menues et colorées, sans même son accord – de même que s’étaient déposées en lui peu à peu depuis les premiers bredouillements de l’enfance les acquisitions glanées de tout part, en forme de souvenirs ou d’images, de sonorités aussi, souvent, et auxquelles il n’avait eu qu’à laisser s’ajouter les connaissances assimilées année après année è-au hasard de ses itinéraires culturels. Mon verre est petit mais je bois dans mon verre. Et en vérité ce serait délicat à établir, et pourtant il lui faudrait bien se poser en s’opposant, comme on se forme au quotidien en se frottant à la vie .Elle resterait sans doute sur sa surprise, sur son attente, sur un geste venant de lui.

          Quant à lui donner dans l’immédiat la moindre page écrite… Rien que d’y songer il frissonnait. Pas question. Ce qu’il avait écrit était écrit, existait d’une vie autonome, ouverte à des relectures, à des corrections, à des ajouts mais de sa main à lui. C’était comme lorsqu’il dessinait, la main travaillait toute seule, s’élançait, le sujet se peuplait – il songeait par exemple à ce dessin qu’il avait donné pour la distraire à grand-mère Zora, l’année de sa mort, un dessin si vivant, presque irréprochable, cette meute de manifestants sous une banderole de revendication, ces têtes aux physionomies si différentes, ce mouvement de foule qui marchait comme un seul homme – il l’avait esquissé en quelques secondes, sans jamais avoir reçu le moindre conseil ni avoir suivi la moindre règle. D’instinct. Et c’était d’instinct aussi qu’il écrivait, mais à dire le vrai il y avait derrière lui la masse des lectures qui l’avaient impressionné et modelé. D’ailleurs, le seul fait de montrer ce qu’il avait écrit allait le dépouiller en partie de sa primauté de possession. C’était peut-être ce que ressentait une mère lorsque, après l’accouchement,  elle voyait l’enfant offert aux regards de tous, alors qu’elle l’avait jalousement gardé en elle, rien qu’à elle, si longtemps.

 

 

                                                                                  ('à suivre)

 

 

 

 

 

 

 

 

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