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4 octobre 2019 5 04 /10 /octobre /2019 19:14

LAURE A L' ŒUVRE, chapitre J, pages 82 à 84

 

(vendredi 4 octobre)

 

 

CHAPITRE  J

 

 

 

          Avec quelle merveilleuse bonne grâce se prêtait-elle au jeu ! Il n’y avait  pas seulement ce tirage au sort des petits papiers à développer, qu’elle avait installé entre eux, à ce qu’il lui paraissait à lui Vuk, afin de cacher sous la légèreté de la plaisanterie l’état peut-être miteux de ce qu’on allait trouver dans le dossier et qui était censé contenir d’éventuelles splendeurs (en fait, ils avaient bien fait des trouvailles à la dernière séance de pêche miraculeuse, il avait pu une nouvelle fois s’étonner de la facilité avec laquelle Laure rattachait un mot à un souvenir puis à une formulation des mots qui valait texte, cela lui semblait l’exemple à suivre à chaque fois sans qu’il eût encore déchiffré comment mais il se croyait à chaque fois plus près de la vérité, il ne doutait pas d’en tirer profit- et cela en tout bien tout honneur, non point grâce à un espionnage sournois qui ne disait pas son nom mais bien avec sa bénédiction à elle, toute disposée qu’elle était à répondre à n’importe quel moment à ses questions à lui qu’elle trouvait si sérieuses, souvent si pointues, parfois embarrassantes mais qu’elle n’écarterait jamais d’un revers de la main, c’était promis).

Donc il y avait ce petit jeu du loto entre elle et lui, c’était le prétexte, c’était paradoxalement de l’accessoire même si on avait besoin de lui d’abord, mais aussi il y avait cette disponibilité désarmante, incroyable, avec laquelle elle se creusait pour lui répondre si cette réponse ne venait pas d’elle-même, charriant des éléments sur lesquelles elle s’efforçait de donner de la lumière.  Ils en arrivaient à faire de l’explication de texte poussée jusqu’aux derniers retranchements – elle tout étonnée d’aller si loin – même à partir de phrases déjà éditées depuis longtemps mais qu’il triait selon sa curiosité ou son caprice. Ils s’amusaient bien tous les deux, mais lui était tout yeux tout ouïe dès qu’elle prenait son air rêveur pour commencer à expliquer. Il ne savait d’ailleurs pas si elle retrouvait exactement le chemin qu’avait suivi son inspiration ou si la démarche explicitée s’improvisait – peu importait, chaque cheminement était fructueux.

Elle réalisait sans hésiter une plongée absolue dans la mentalité des personnages qui lui imposaient leur histoire (comme la pathétique demi-douzaine se cramponnant aux basques de Pirandello dans leur quête de reconnaissance) et cette intrusion pacifique lui était devenue mécanisme aisé et nécessaire. Elle se glissait dans la peau des gens, d’abord ses proches bien sûr, dont elle voulait recréer la stature et les émotions en sachant tout ou presque tout sur leur milieu, leur cadre, leur biotope, mais tout autant  dans des inconnus qu’il fallait construire à partir de zéro si on voulait les faire tenir debout. Elle les situait là où ils avaient passé leur existence, et cela lui permettait de les entendre penser encore plus que de les voir agir. Elle avait reconnu, récemment, qu’elle les choisissait au départ, quelquefois, selon les besoins de la trame du récit, mais la plupart du temps c’étaient eux qui en quelque sorte frappaient à sa porte pour se faire reconnaître, pour avoir voix au chapitre, sans qu’elle sût bien qui allait se présenter le premier. Ceux qui avaient déjà eu l’occasion de se faire entendre auparavant ne rêvaient que de récidiver, ils se bousculaient au portillon parce qu’ils connaissaient déjà le processus et ne voulaient céder leur place à personne; quand on était lancé dans un épisode où les émotions fusaient de toute part ils avaient presque un tour de faveur, on les reprenait sans presque faire de pauses, ils se déployaient à loisir dans toutes leurs hypostases avec leurs nuances, leurs tonalités, leur phrasé, ils ne cachaient rien de ce qu’ils sentaient, c’était un bonheur de les découvrir au fond de soi prêts à s’épancher avec confiance puisqu’on leur donnait si belle occasion de renaître et de parler.

Il n’était pas certain de bien suivre, même s’il se concentrait sur pareil genre d’enseignement qu’elle détaillait à grand renfort d’images et de métaphores. Elle faisait allusion ici à un phénomène d’inspiration ou d’écriture qu’il n’avait jamais ressenti et qui lui paraissait aussi rare qu’emblématique – il ne lui parlerait de ses essais que lorsqu’il aurait connu pareil bouleversement : c’était peut-être seulement à ce moment-là qu’on pouvait se sentir écrivain (se dire écrivain ne rimait pas à grand-chose, tout auteur même médiocre se sentait un jour ou l’autre pousser des ailes et gonfler du bréchet – ce qui comptait c’était l’impression qu’on ressentait en profondeur, en toute honnêteté, au fin fond de sa solitude mentale, en face du miroir secret auquel on ne pouvait mentir, et il savait lui Vuk qu’il n’en était pas encore arrivé là – if ever, d’ailleurs. Il doutait même de sa faculté personnelle à connaître jamais cette exaltation symbolique qui vous étiquetait pour toujours, peut-être y arriverait-il plus tard, quand il aurait vécu et connu de la vie bien plus qu’il n’en connaissait à présent. Elle lui avait fait part de la réflexion si fréquente  de beaucoup de lecteurs des Noeuds d’Argile : pourquoi ne pas avoir écrit ce roman plus tôt ? « Vous imaginez, lui disait-on souvent, la carrière que vous auriez faite si vous aviez publié ce livre quand vous aviez vingt-cinq ans ? », ce à quoi, lui avait-elle dit avec un petit sourire, il était facile de répondre qu’à vingt-cinq ans je n’aurais jamais pu écrire Les Nœuds d’Argile…Il garderait cette réflexion dans un petit coin de sa mémoire et il l’aérerait souvent. La connaissance de la vie, cela voulait dire l’amour, la peur, l’angoisse, la souffrance, le désespoir, la mort…Oui, il comprenait bien qu’il lui faudrait attendre.

.           Mais cette expérience-là, qu’elle suggérait en tâchant de la faire aussi évidente que possible, valait surtout, pensait-il, pour des romans où les personnages vivaient en foule : lui n’avait jamais, pour sa part, été tenté par des ouvrages de ce genre qui racontaient des histoires – et certes il s’était passionnément épris de ses histoires à elle, mais c’était qu’il n’y avait pas que l’histoire qui comptât, on plongeait dans un monde d’émotions et d’impressions et c’était ce monde qui s’insinuait en vous, vous enveloppait, vous faisait attendre longtemps, sans impatience et au contraire dans le ravissement, l’éventuel développement de l’histoire, non ce n’était pas l’histoire qui comptait. Elle représentait en somme une espèce d’exception parmi les bâtisseurs d’histoires familiales sur plusieurs générations, car même si le résultat pouvait être réussi, il n’était pas sûr qu’il fallût enfiler ces témoignages sur un fil de récit qui servait de structure essentielle. Il jugeait quelque peu simpliste (et ce jugement l’emplissait sur-le-champ de honte, car qu’était-il pour proférer pareille opinion, lui qui en était à ses premiers bredouillements, même s’il les considérait comme prometteurs et l’engageant à jamais ?) d’avoir pour but de raconter une histoire. Il y avait d’autres choses dans la vie, dans le monde, dans l’expression écrite, que des anecdotes permettant de donner à des personnages la force de se tenir debout au milieu d’aventures ou de circonstances extérieures – la guerre, l’histoire, le malheur du monde, la souffrance des pauvres. L’injustice des systèmes humains de coexistence, le droit pour les faibles de se faire entendre haut et fort, quitte à en mourir, les armes sorties si nécessaire. La dénonciation des trafics et des abus, le droit même peut-être de prêcher la révolte – il y avait un foisonnement de directions à prendre où la narration des vies des personnages ne tiendrait qu’une part infime dans les possibilités de choix.

 

(à suivre)

 

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