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19 juin 2020 5 19 /06 /juin /2020 14:32

                                LAURE A L'ŒUVRE, chapitre X, pages 220 à 222,

 

CHAPITRE  X

 

(vendredi, 19 juin)

 

         

          Oui, les temps de brume reviendraient. On ne pouvait rien faire pour l’empêcher, ils reviendraient sournoisement sans doute mais inexorablement. Elle se laisserait submerger au terme d’un lent et savant étouffement de constrictor, elle ne se débattrait pas plus qu’elle ne l’avait décidé naguère – oui, résolu, planifié, programmé, dans la mesure où sa volonté aurait la pleine possession de ses moyens, rien d’émoussé, rien de trembloté, rien de passif. Elle se rendrait peut-être en toute conscience, mais sans plus lutter, comme les marins dont Loti décrit l’abandon à l’Océan, les bras étendus, les yeux déjà fermés, dans une mort qui est presque comme une étreinte d’épousailles (en fait elle ne savait plus du tout si Loti avait donné ces détails pour l’engloutissement de Yann Gaos dans les mers d’Islande ou si elle les ajoutait, mais quand elle pensait à la mort des marins elle pensait à Loti et à sa manière de ressentir la douleur devant la renonciation des jeunes hommes à se battre).

          Le tableau n’avait guère changé. C’était l’attente, l’attente du taxi assise bien droite dans le fauteuil du salon, pas d’appui au dossier, les pieds réunis, l’attitude sage de la petite fille respectueuse des règles de la civilité puérile et honnête. Les bagages autour d’elle, attendant eux aussi, bien étiquetés à son nom, témoins d’une préparation méticuleuse et raisonnée, sans garantie d’expédition eux non plus, car on ne les accepterait pas dans le taxi lorsqu’il se présenterait (il faudrait guetter et tendre l’oreille, si ça se trouvait le chauffeur ne se lèverait même pas de son siège pour venir jusqu’à la porte sonner et se présenter et offrir ses services), il klaxonnerait une fois, deux fois, avec impatience,  toujours trop de clients, trop de monde à transporter, il ne ferait qu’un minimum pour elle (et pas trop gracieux avec ça) – un minimum, oui, pas de sourire comme si ça lui prenait du temps et de la fatigue, pressé de se rendre ailleurs une fois sa course faite. Alors les bagages, vous pensez…

          C’était important pourtant, ces bagages. En vérité elle ne serait rien sans eux. Si on l’en dépouillait, il ne lui resterait que la guenille, or la guenille il fallait bien la situer à sa place, et certes ce serait une erreur de la localiser au vingt-cinquième dessous, car elle conservait le principe de vie qui l’avait animée poussée fait agir fait marcher toute la vie et il demeurait l’essentiel pour la vitalité, mais d’autre part elle n’était qu’un instrument à produire, qu’un outil du cœur et du cerveau qui, eux, concrétisaient les élans les émotions les joies et les douleurs en leur donnant forme visible, et tangible, et appréhensible – une peinture, une sculpture, une symphonie, un poème… C’était là-dessus qu’on devait se fonder pour le jugement terminal, comme pour les prix récompensant la fécondité familiale on se fondait sur le nombre de naissances par foyer. A cette différence près que la progéniture s’exposait, alors que la création esthétique avait ses réticences, ses secrets, ses pudeurs.

          Oui, elle se montrait moins. Elle s’enfermait volontiers dans des bilans, dans des listes d’œuvres, dans des expositions fragmentaires, voire dans des réserves où elle attendait parfois en somnolant de longues années avant qu’on s’avisât de la dépoussiérer, d’en parler, de l’exhiber. Elle n’avait de forme ou d’existence que pour les initiés, les mordus, les spécialistes – ou du moins les spécialement intéressés. Pour le reste du monde elle ne signifiait rien. C’était pourquoi il fallait, à un moment donné, en faire le constat, attirer l’attention des citoyens Lambda de bonne volonté sur ce résultat de l’activité tendrement conjuguée du cœur et de l’esprit, leur brandir sous le nez ce qu’on pouvait monter en épingle et dont d’eux-mêmes ils n’auraient jamais eu l’idée. C’était cela qu’on mettait dans ses bagages, qu’il serait juste de pouvoir emporter avec soi pour que cela pût être pris en compte mais qu’on devait se résigner à laisser sur place, sous les étiquettes avec le nom… Il n’en demeurait pas moins qu’il fallait les faire, ces bagages, avec soin et ténacité, sans trop oublier grand-chose, et sans s’appesantir sur le fait que cela vous serait bien égal, là où vous seriez, que derrière vous on en fît cas ou non.

          Et bien entendu ce serait mieux qu’on en fît cas. Elle y tiendrait de toutes ses forces. Et puisqu’elle n’en saurait rien une fois que le taxi l’aurait emmenée à destination, elle tenait à s’assurer qu’on ne pourrait que faire cas de ces bagages encombrants, qui déjà rien que par leur volume témoignaient qu’elle avait trouvé sans difficulté matière à les remplir. C’était bien la seule chose qu’on pût déduire de leur volume, on ne pourrait donner son avis qu’une fois l’inventaire fait, les valises ouvertes et vidées : alors les experts ou les simples curieux se prononceraient. Et même si les mêmes réticences, les mêmes vues jalouses, les mêmes antipathies resurgissaient – la même indifférence, aussi, la même passivité devant l’activité d’autrui passée ou présente -  elle aurait tout fait pour qu’aucune pierre ne pût être jetée dans son jardin, comme disait                                                                                                             volontiers sa mère dès qu’il s’agissait pour elle d’envisager la rétribution des torts par le jugement d’autrui…

          A vrai dire, elle avait cru pouvoir entrer dans la cour des grands avec ces Nœuds d’Argile dont on avait beaucoup parlé, avec le passage de Clair de Nuit chez Pivot, du temps de l’éclat d’« Apostrophes », avec la séquelle qui avait permis à ses fans de suivre le destin de Jeanne sa grand-mère jusqu’à son dernier cri, puis avec Le Livre de Juste dont Olivier Cohen avait pris en mains le destin avec une telle gravité pleine d’estime et d’admiration – pourrait-elle oublier qu’à la lecture du manuscrit il lui avait écrit qu’en son temps c’était Jean Paulhan qui aurait dû la publier, aux côtés de Sartre, de Giraudoux ou de Camus?. D’autant que Claude Durand n’avait racheté Mazarine qui sombrait que dans l’intention de créer chez Arthème Fayard un vivier d’écrivains prometteurs sur la voie des prix d’automne – ce beau projet avait été stoppé court par le départ d’Olivier (après qu’il eut publié la saga des « Mains nues », heureusement)  et le sursaut dans l’écurie de François Bourin, pour la seconde saga des « Mains libres » (sans compter le beau polar La Maison sans volets – en trois ans publier trois gros romans chez Bourin, il ne fallait pas se plaindre) n’avait pu déboucher sur aucun gros succès comme il en échoit si souvent aux médiocres (et même si Vent debout avait été un des grands succès de 91, l’année noire de la librairie) à cause de cette absorption de Bourin chez Julliard alors que Bourin croyait avaler Julliard (sombres manœuvres en sous-main, fausses déclarations de stocks, tout ce qui peut se passer comme coups bas entre éditeurs). Elle n’avait pas su les détails, certes, mais personnellement son destin chez Bourin s’était arrêté là.

          Donc pas de passage dans la cour des grands. Mais elle savait – et les connaisseurs autour d’elle ou qui continuaient à la lire le savaient –  que la qualité de ce qu’elle écrivait n’avait pas baissé : aucune raison, avec en outre une énergie redoublée, un désir de s’accrocher et de mordre s’il le fallait. La rancœur, le sens de l’injustice des circonstances à son égard, la faillite de la chance juste au moment opportun (à plusieurs reprises, même), tout cela donnait de la force, de la concentration, de l’énergie à son expression littéraire qui restait vigoureuse et prenante : tant de lecteurs avaient dans l’émotion cherché à lui décrire ce qu’ils ressentaient à plonger dans la mentalité de ses personnages… Elle-même avait passé sa vie à juger la manière dont les gens habillaient leurs pensées, le métier  l’ayant même formée à ça en plus de sa disposition naturelle. Il n’y avait pas de raison pour qu’elle fût plus tendre pour sa prose, elle n’allait pas commencer à présent – à moins, et c’était toujours sa grande crainte, à moins d’être atteinte du syndrome de l’archevêque de Grenade et de croire que le jugement d’autrui s’aigrissait indûment.

          Oh les bagages auraient pu être encore plus volumineux. Elle s’irritait parfois lorsqu’elle songeait à ce qui croupissait dans ses tiroirs, et qui n’aurait jamais l’occasion de voir le jour. Ces deux polars bien ficelés, enlevés – l’un d’eux, en outre, plein d’esprit – qui l’un et l’autre avaient été présentés en tête par le premier jury du Prix du Quai des Orfèvres et qui, l’un comme l’autre, s’étaient vu préférer des fonctionnaires de la police par le deuxième jury, le moins littéraire, le plus « pro ». Et puis  ce gros manuscrit qu’elle avait intitulé  d’abord Une Saison en Eau trouble , puis Le Vivier, puis The Put up Job lorsqu’il s’était agi d’en donner le premier tiers à la Paramount sous forme de script, scénario et dialogue, par l’intermédiaire d’une aide amicale qui avait foiré, cette histoire de meurtre et d’amitié qu’elle reprenait toujours avec un intense plaisir, tous les trois ou quatre ans, et dont Olivier s’était désintéressé parce qu’il quittait Fayard pour reprendre sa liberté… Et puis ce roman d’amour fou dont elle avait trouvé l’idée en améliorant un élément qu’un épisode ancien des Eastenders  avait traité de manière ridicule…

          Et il n’y avait, là encore, aucune raison pour dénigrer ou laisser dans l’ombre ces œuvres qui avaient été conçues réalisées parachevées du même élan que les autres. Sauf qu’elles n’avaient pas eu, elles, la chance d’être publiées, une chance qui, même pour les meilleures cuvées, ne tenait qu’à un fil – que seraient devenus Clair de Nuit et par ce détour la reprise de la saga des « Mains nues » (avec les superbes préfaces de Jacques Lacarrière) si le manuscrit n’était tombé entre les mains d’un lecteur qui l’avait dévoré, au point que trois semaines après son envoi par la poste elle avait son contrat en poche ? Oui, les autres c’étaient les malchanceux, rangés à l’ombre et dans l’oubli alors que leur destin avait été tracé de la même plume …La même plume qui courait sur les blocs Rhodia N°16,  peut-être, mais pas celle qui traçait les oukases du hasard au firmament…

         

                                                                                   (à suivre)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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