20 janvier 2009
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Autrefois mes étudiants savaient qu'au début du cours d'histoire du théâtre, quel que fût le sujet plus limité qui s'inscrivait annuellement dans ce cadre, j'y allais
de ma diatribe contre "Au théâtre ce soir", le boulevard, les bonniches en tablier de dentelle, le fameux triangle prétendûment rigolo, le mari la femme l'amant et tous les mensonges
qui se greffent dessus, et ils savaient tous que c'était comme le jet d'encre de la seiche : après ça l'horizon se dégageait et on pouvait commencer sereinement le cours. J''ai un peu l'impression
que sur mon blog (mais de toute façon, même si je ne décide pas de l'arrêter en cours de route, le blog ne durera jamais autant que le cours d'histoire du théâtre qui
s'étire derrière moi) que sur mon blog, donc, il y aura comme ça de temps en temps des jets d'encre de seiche. L'autofiction en est un, vous l'avez sans doute remarqué hier déjà, mais
l'autofiction appliquée à la biographie si en vogue de nos jours sera bien encore autre chose! La biographie, qu'elle soit réalisée par un copain ou un ennemi du mort, doit s'inspirer des éléments
fournis par la réalité : faits, photos, lettres, documents de toute sorte, confidences des uns ou des autres, enquêtes auprès des proches, des voisins.... C'est déjà bien un boulot de faire
renaître le défunt à partir de cette docu, voire de faire éclater une vérité soigneusement cachée par ses soins pendant sa vie (une appartenance politique, un engagement de jeunesse ne cadrant
guère avec les affirmations publiques etc. : hein Gunther Grass?). Mais imaginez la vastitude de l'espace offert dès lors que vous repoussez tous ces éléments-là : foin des confidences,
des questions posées aux proches, des lettres publiques ou secrètes! Vous pouvez désormais vous déplacer dans la vie du bonhomme ou de la bonne femme sans vergogne, sans restriction à votre
imaginative. Vous pouvez lui inventer les liaisons, les forfaits, les pulsions, les rôles que vous voulez : personne ne pourra vous empêcher de dire et lui faire dire ce dont vous avez
envie. J'avais déjà il y a quelque vingt ans, à propos d'une biographie établie à partir de carnets enfin disponibles, rué quelque peu dans les brancards : la suppression de toute
référence à ces écrits quotidiens, datés, dignes de foi, ouvrait la porte à toutes les interprétations possibles. En outre - c'était déjà, je m'en rends compte à présent, l'auto machin qui pointait
le nez - la biographie se doublait de conversations imaginaires, d'entretiens au jour le jour où l'objet de la biographie devenait totalement coupé de la réalité. En faisant intervenir
maîtresse, rencontres, événements divers, et en s'abritant sous le sacro-saint prétexte de l'écriture, en fardant les sentiments, en les gauchissant dans le sens d'une
interprétation ouvertement abusive, l'auteur de la biographie finissait par faire de son personnage réel une créature bien à soi, modelée selon les besoins de la cause. Vous pourrez toujours, après
ce traitement, protester que les sources ne sont pas valides, qu'il y a transpositions préjugé déformation, vous pourrez toujours brandir une preuve irréfutable du contraire : on vous
rétorquera d'un ton hautain s'adressant au Béotien retardé que vous êtes, qu'il y a là un objet littéraire, donc artistique, donc échappant aux règles imposées par des esprits étroits,
que c'est cela qu'il faut juger, l'exploit d'écriture, et non la véracité dont au fond on n'a que faire. Dans un sens, le raisonnement est inattaquable : si j'accepte qu'on romance le destin
de la momie, pourquoi le (soi-disant) chercheur en théorie attaché à la pharaonne en question ne bénéficierait-il pas de ma part de la même tolérance? Mais alors je rage en vain : pourquoi ne
se choisit-il pas une belle pharaonne inconnue ou méconnue ou peu connue pour en faire le sujet d'un roman? Là je m'inclinerais, car le roman a tous les droits que la biographie se voit par
définition refuser, elle qui n'a pas le même objectif que la narration romanesque. Je crois qu'au fond c'est pour faire sérieux, pour paraître avoir fait des recherches, pour sembler disposer d'une
docu irréprochable; peut-être même pour aller au-devant du désir obscur du lecteur, tellement convaincu de ses lacunes qu'il aimerait faire d'une pierre deux coups, lire une histoire et au passage
attraper quelques bribes d'Histoire. Autrefois la grande découverte pédagogique c'était l'arithmétique en riant - assurant ainsi des générations incapables de compter ou de raisonner en chiffres.
De nos jours c'est l'Histoire sans peine, sans doute moins grave dans ses conséquences mais tout aussi condamnable dans son principe. Quelle figure feront les héros de la Résistance pour les
générations à venir si on en fait des héros de roman pratiquement sans rapport avec leur vérité d'individus? si on fait cadeau de la foi à des athées, si on dépeint les missionnaires
comme des fornicateurs, si on se penche tendrement sur les motivations secrètes des tortionnaires nazis? Je pense en particulier à deux fausses biographies que je viens de lire, mais quelle
complexité dans le problème puisque j'en condamne une comme insolente et fausse avec désinvolture, tandis que l'autre a droit à ma vive estime puisque j'ai ressenti l'émotion que j'en attendais?
Les concours du Conservatoire, vous dis-je... Les appelés et les élus... Remâchez-moi tout ça, ou bien tournez la page. De toute façon, n'oubliez pas les chats! A demain.
Lucette DESVIGNES;
Lucette DESVIGNES;