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20 décembre 2019 5 20 /12 /décembre /2019 16:53

LAURE A L' ŒUVRE, chapitre M, pages 119 à 121

 

(vendredi 20 décembre)

 

 

CHAPITRE  M

 

 

Si les écrivains dont le nom résonnait avaient pris l’habitude de camoufler leurs défaillances derrière une apparence de docte et scrupuleuse dévotion à l’authentique, c’était à l’évidence qu’il était difficile de démarrer un roman sur une histoire, en reconnaissant qu’on désirait purement et simplement raconter une histoire. La preuve : lorsque la démangeaison de prendre la plume contaminait les retraités et qu’ils trouvaient logique, bien que tardif peut-être (mais justement il s’agissait de mettre les bouchées doubles) de coucher par écrit leurs divagations littéraires, ils ne songeaient à rien d’autre qu’à leurs souvenirs d’enfance. Construire toute une architecture de narration, c’était tout de même autre chose que de laisser se présenter les images des jeunes années, la maison le jardin la famille les voisins les fêtes le Jour de l’An les vacances Pâques l’école… C’était pourquoi aussi tant de romans qui circulaient gaillardement dans les circuits libraires étaient si indigents, si calqués sur trois ou quatre patrons qui n’arrivaient pas à se singulariser…Et de porter la signature d’un nom qui résonnait n’arrangeait rien pour le jugement : si c’était nul, banal, creux jusqu’à susciter l’écœurement, l’incitation à la vente certes pesait son poids, mais l’histoire restait creuse, banale et nulle sans erreur possible.

C’était ce qu’il lui fallait retrouver, une histoire à raconter. Comme elle l’avait toujours fait jusqu’à présent : une fois qu’elle avait l’idée de l’histoire tout allait de soi, les événements se déroulaient, s’enchevêtraient, s’isolaient, les personnages s’installaient dans la vérité et dans la durée, sans se référer à une identité passeport qui devait leur assurer le succès auprès des lecteurs, les tonalités se nuançaient, se succédaient paisiblement sans le moindre heurt, les arrière-plans se précisaient tout seuls, les descriptions survenaient sans jamais paraître « la chose à faire » comme dans les grands romans du dix-neuvième, la pluie ou le soleil, l’aube ou le crépuscule, l’étendue chaleureuse des moissons ou la neige meurtrière des sons : tout se greffait à sa place, en son temps, à son rythme, et la vérité des gens et des contextes s’imposait toute seule elle aussi. Oh qu’on ne lui dise surtout pas comment il fallait faire. Elle savait. Elle avait fait. Elle referait, si un petit coup de pouce de la chance la laissait faire. Une chance qu’elle croyait avoir méritée par le sérieux de son bilan, mais qui s’occupait si tendrement des médiocres qu’elle n’aurait sans doute plus une minute de son précieux temps à lui consacrer.

Une fois qu’elle l’aurait trouvée, cette histoire, elle saurait y rattacher tous ces souvenirs épars, pas trop de grands souvenirs désormais car ils avaient tous été utilisés, tout le monde et son père avaient pu les lire et s’en régaler si la chance faisait d’eux des lecteurs selon son cœur – mais aussi toute une troupe de bribes de passé qui avaient encore du poids, du sens, du goût. Naturellement il ne s’agissait plus de tirer  sur la réserve des jeunes années, mais de ce qui avait suivi, à partir de Rémi, la vache enragée des débuts, les obstacles dans leurs carrières au fur et à mesure qu’ils les avaient prises en mains, bref l’immersion dans le mouvement du monde. Pas très drôle, au fond – des amitiés flottantes, rompues, tardives, trop ponctuelles pour être déterminantes, mais apportant à l’occasion leur plein de bonheur, leur sentiment d’épanouissement. Et surtout ç’avait été une chance, au sortir de la guerre et de l’Occupation, de se trouver en pleine jeunesse au moment des Trente Glorieuses. Ils avaient bien eu l’impression, Rémi et elle, qu’étaient à portée de leurs mains des lendemains qui chantent – ces lendemains qui auraient tellement dû chanter pour tous les petits et les humbles, et qui les avaient si sournoisement trompés. Ciné-club, cinéma, théâtre, ils ne manquaient rien alors, et même ils dansaient chaque fois qu’ils le pouvaient, retrouvant l’ivresse de leur entente sur les parquets fougère de la Maison du Droit tous les mercredis (c’était l’ancien hôtel particulier qui pendant la guerre avait été dévolu au consulat de Yougoslavie) et à l’AG des Etudiants, moins bourgeoisement installée puisqu’il s’agissait d’une ancienne prison, mais où l’acoustique de la grande salle était parfaite les jeudis soirs.

C’était avant le rock’n’roll qui l’avait tellement tentée par la suite, c’était        le temps du boggie déjà un peu attardé en province, des tangos que chaque couple  interprétait à sa manière (c’était plutôt une occasion de tendresse, parfois d’audace à l’intérieur du couple, à mille lieues des figures que Gardel popularisait dans un esprit d’agression tendue, de fausse hostilité, d’attaque et de défense avant la reddition). C’était le temps (encore) des valses de Strauss, des slows langoureux, du paso-doble excité qui vous permettait de traverser la grande salle en quelques enjambées dansantes. C’était le temps où l’on découvrait Cole Porter au sortir de la guerre, tout un romantisme moderne vaguement exotique. Oh ils s’en étaient payé, de la danse, en ces temps bénis où l’absence de restaurant universitaire les contraignait à manger dans un refuge de clochards  des lentilles aux harengs, des betteraves pourries, des rutabagas en ragoût, des nouilles ignobles qu’heureusement, pendant deux ans, le Secours Ménonite avait améliorées par des tonnes de sauce bolognaise et des sardines à l’huile... Elle avait eu, bien plus tard, l’occasion de rencontrer une famille de Ménonites et à elle toute seule la famille avait reçu des remerciements et de l’émotion qui auraient pu être partagés plus vastement. Mais il lui avait tout de même semblé alors qu’elle se libérait d’une dette de reconnaissance mise en réserve dans un petit coin de sa mémoire, attendant son heure. Elle pouvait en parler à présent, elle avait fait ce qu’il fallait.

Inutile de préciser que le samedi matin, après les épreuves chorégraphiques à deux qui ressemblaient parfois à un marathon parce qu’ils ne voulaient jamais en manquer une (mais ils ne dansaient jamais que l’un avec l’autre), ses yeux étaient péniblement ouverts au cours de Droit administratif, et l’arrêt Blanco ou l’arrêt Lafleurette ne se distinguaient qu’à travers une brume d’épaisse ouate amortissant les sons. Heureusement Rémi veillait, frais comme un gardon, et ses notes, sobrement prises, ramèneraient la clarté du jour sur les disputes entre particuliers et État bien plus efficacement que si elle Laure avait absorbé en direct les grommellements sévères et sans humour du prof chargé de cet enseignement morose. Il y avait d’ailleurs d’autres disciplines pour lesquelles il se faisait à l’occasion un enseignant précis et convaincant, comme pour certains points du Civil un peu délicats ou certains mécanismes en Économie politique, que grâce à lui elle finissait par trouver aussi excitants qu’un roman policier. Nul doute quand même que ce ne fût à cause du répétiteur et non par la vertu même de la discipline : il avait veillé   à la préparer, écrit et oral,  elle songeait parfois à ces petits schémas, à ces raccourcis suggestifs si faciles à se rappeler et qui permettaient ensuite des développements où son style à elle – maintenu à l’époque dans les sages limites d’une copie de Droit – gagnait le cocotier haut la main.

 Dès qu’elle évoquait cette atmosphère des années de jeunesse où ils préparaient avec sagesse leur entrée dans la vie citoyenne mais tout autant avec passion leur entrée dans la vie de couple, elle revoyait son air ému – et il était toujours dépeigné, en outre – pour lui annoncer qu’il  venait d’avoir une bourse de 5.000 francs des Mines de Blanzy pour laquelle il avait postulé en temps utile, et de fil en aiguille elle le revoyait lui annoncer qu’il venait de conquérir le Prix Bailly (qu’est-ce que c’était bien que ce ¨Prix Bailly, elle l’avait oublié, mais il vous gagnait une vraie considération au niveau académique et, cerise sur le gâteau, Rémi venait de le conquérir devant le fils du doyen, et cela voulait dire vraiment quelque chose, vu les circonstances locales). Il y avait aussi la Municipale (certes pas la piscine, Rémi avait horreur de l’eau) mais la Biblal où ils s’abritaient les jours de mauvais temps (et puis, ils avaient à travailler sur des arrêts de justice dont il leur fallait commenter les décisions – oh ce procès Henry Martin, elle savait qu’il y avait eu tellement de retentissement autour de lui, mais pour quoi et pour qui ? personne au monde ne pourrait certainement plus la renseigner – sauf Internet évidemment, d’après ce qu’on lui disait d’émerveillant, seulement ce n’était jamais là un de ses réflexes, et  il faudrait tout de même qu’elle s’y mette).

 

(à suivre)

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20 décembre 2019 5 20 /12 /décembre /2019 10:06

MEDITATION SUR LES MANQUEMENTS

 

          Comme ce serait facile de laisser Mère Paresse s'installer lourdement dans la place et y imposer ses rythmes nonchalants! Voilà la seconde fois que j'escamote un blog cette semaine,, et le symbole de "Bonjours Philippine!" même astucieusement renversé ne peut servir d'illustration que de manière épisodique. Ne croyez pas pour autant que je veuille me laisser charmer par ces perspectives allégées : mes rythmes sont quotidiens et doivent le rester, je m'y conforme vaillamment et de bonne humeur (d'autant que personne autre que moi ne les a instaurés). Et ce n'est même pas le contexte de confusion qui règne pour l'instant sur nos destinées qui m'incite à faire une temporaire cessation d'activité : au contraire, la fin de l'année est une source de décisions, d'emplettes, de démarches, de cogitations pour faire au mieux possible pour les uns et les autres, et ce n'est certes pas le moment de traîner dans ses charentaises en pratiquant une bienheureuse oblomovtchina. La date butoir n'est pas loin, elle ne se laissera pas modifier (les associations caritatives de tout poil ne font-elles pas avec une aimable persuasion le décompte des quelques malheureuses journées qui vous restent avant que vos dons cessent de vous coûter le tiers voire le quart de ce que disent les chiffres sur les chèques?) et il faudra bien que tout soit en ordre de marche avant l'extinction des feux. Le courrier de fin d'année n'a plus l'allure d'une lourde contrainte de formules, de cartes, de listes d'adresses, de timbrages (même si j'ai découvert qu'on peut soi-même imprimer ses timbres : quelle avancée hurluberlue des possibilités humaines!), mais, croyez-moi, il est encore assez absorbant pour empiéter sur le territoire de la création bloggueuse. De toute manière, mes belins-belines, c'est la seule justification de mon manquement d'hier auquel je puisse penser, et il vous faudra bien vous en contenter.

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18 décembre 2019 3 18 /12 /décembre /2019 09:21

Philippine

 

          Quelqu'un se rappelle-t-il aujourd'hui le jeu de famille qui se déclenchait naïvement lorsqu'on tombait sur une amande divisée en deux moitiés? Il s'agissait alors, entre les deux concurrents - père et fille, frère et soeur... -  de garder la chose en mémoire jusqu'au matin suivant, de manière à être le premier à crier "Bonjour Philippine!" à l'autre pour l'obliger à lui faire un petit cadeau. Les us et coutumes changent tellement, et cette célébration n'ayant rien de tellement  culturel a bien pu tomber en désuétude sans grand dommage pour personne. Mais j'en garde le symbole de cette gémellation de l'amande au coeur d'une seule et même coque : c'est bel et bien ce que je vais vous offrir aujourd'hui, mes belins-belines, mais vicieusement, en inversant les facteurs (comme on m'a si bien appris à la faire en algèbre où je n'ai jamais su distinguer a et b de x et y, ni comprendre pourquoi ils n'avaient pas la même valeur les uns et les autres et pourquoi on se donnait tellement de mal aux neurones alors que travailler arithmétiquement sur des chiffres bien plus parlants aurait été si simple). A cette différence près toutefois : au lieu de vous livrer deux contributions sur une même lancée, je vais me permettre de vous adresser un seul blog pour mardi et mercredi. La flemme de Marius et d'Olive, direz-vous... sans doute. Mais dans le contexte actuel, j'en suis sûre, tout me sera pardonné et sera même sûrement noyé dans le grand Tout.

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16 décembre 2019 1 16 /12 /décembre /2019 09:35

BERGER, BERGERE...

 

          Vous vous rappelez sans doute, mes belins-belines, combien longtemps avait duré l'épisode Benalla - Macron (je t'aime, moi non plus, je te garde toute ma confiance etc.), de quoi alimenter les soirées des familles pendant près d'une année. On peut se demander si le même type de divertissement comico-mélodramatique ne va pas agrémenter les fêtes de Noël entre Macron et Berger, ce chef du syndicat godillot CQFD toujours proche de la tête décidante et qui boudait de temps à autre pour faire figure de tête pensante, non sans très vite se rabibocher avec la décision prise et revenir vite se cacher dans les jupons protecteurs. Eh bien figurez-vous, mes belins-belines, que Berger a perçu, dans les rumeurs grondantes agitant les manifestations et protestations de tous les corps de métier, qu'ils avaient peut-être bien raison les uns et les autres et qu'il était temps qu'il joignît à eux sa petite voix chevrotante. D'où ses simagrées Je t'aime mais tu exagères, parle-nous, parle-leur, ta voix va apaiser la fureur des flots si tu n'en fais pas trop mais trop c'est trop, qu'est-ce que tu veux! Reste à savoir ce que le grand berger va répondre à sa bergère : le grand berger est trop loin trop haut pour pouvoir entendre (et de toute façon il n'est pas question qu'il tende l'oreille pour faciliter les échanges de vues). Il  se trouve donc que la voix chevrotante n'a pas plus de portée que les grosses voix qui tonnent dans la rue et que si la fureur des flots s'apaisait, ce ne serait pas grâce au charme de la bergère et de son savoir faire.

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14 décembre 2019 6 14 /12 /décembre /2019 15:04

DIVINATION DU FUTUR SANS PROBLEME

 

          Mes belins-belines, j'ai été si absorbée pour vous livrer hier les trois pages de roman pour votre week-end sans qu'elles fussent six ou neuf, comme ça m'arrive des fois sans que j'y comprenne rien, que je n'ai pas eu le temps de voir comment se déroulait l'actualité. J'aurais pu juste regarder quelques images à la télé, mais l'expérience m'a appris qu'il faut se méfier du reflet qui'"ils" donnent là-haut de la réalité. Si on en croyait les séquences qu'"ils" nous mettent et remettent sous le nez à volonté, Paris a été brûlé aux deux tiers. Selon leur humeur aussi, ou peut-être selon ce qu'on leur souffle dans le tuyau de l'oreille, "ils" insistent sur l'image d'un boxeur qui tabasse un gardien de l'ordre, ou au  contraire sur celle d'un policier s'acharnant sur un ou une manifestant(e) qui brandissait sa pancarte avec innocence. Je vous le dis, mes belins-belines, c'est du matériau qu'il faut examiner avec circonspection : selon la conclusion que vous espérez en tirer pour éclairer votre lanterne, il faut en  prendre et en laisser, surtout s"ils" se mêlent de vous faire connaître les desiderata du gouvernement, de préférence aux desiderata des gens en colère qui défilent. Sur ce point-là, pas besoin de réfléchir pour deviner ce qui va se passer : les gens en colère vont poursuivre, voire étendre leur grève. La tête décisionnaire d'en-haut, tel un roc même déjà fissuré gravement mais encore debout, continue de faire la sourde oreille, il n'y a donc pas de raison pour que les vagues déchaînées par une tempête qui couvait de longue date cessent de l'attaquer de toute leur violence. Moi je me demande vraiment s'il y aura une trêve des confiseurs cette fin d'année.

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12 décembre 2019 4 12 /12 /décembre /2019 19:28

LAURE A L' ŒUVRE, chapitre M, pages 115 à 118

 

(vendredi 13 décembre)

 

 

 

 CHAPITRE  M

 

 

 

          Etait-ce si bon de remuer ces souvenirs d’amertume, ces souvenirs d’une injustice contre laquelle on ne pouvait rien puisqu’elle émanait des systèmes sur lesquels fonctionnait le monde ? Si Vuk n’avait pas été présent, avec son insistance sur l’examen de son écriture et ses questions (oui, elle se sentait mise en examen à cause de cette permanence d’attention, mais après tout elle était complice, elle se laissait faire, c’était un peu fatigant et parfois même embarrassant, elle l’avait reconnu, mais au fond cela les faisait vivre, elle et lui, dans une atmosphère qui semblait avoir reçu un coup de fouet, plus question du petit traintrain un peu alangui, satisfait de soi bien entendu mais sans grande ambition, oh il avait changé tout ça, par moments elle avait peur d’être un peu bousculée mais non, elle s’arrangeait parfaitement de ces rythmes modifiés, elle en était même tout émoustillée comme à l’arrivée du printemps,  lorsque la fraîcheur de l’air se fond dans une douceur dont on ne sait pas trop d’où elle vient) – oui, s’il n’avait pas été présent elle n’aurait rien remué, les choses seraient restées bien pliées dans l’armoire, empilées sous l’étiquette des rancoeurs et déconvenues mais on n’y pensait pas et c’était cela qu’il fallait faire, c’était la sagesse.

          D’une certaine  façon elle se demandait si ces retours en arrière amers et qui faisaient toujours mal (oui, on pouvait les prendre par le bout qu’on voulait, cela faisait toujours mal) n’allaient pas aider à l’initiative de Vuk, puisqu’il voulait la voir reprendre la plume comme du temps de Balzac, et comme lui se mettre à pondre de nouveaux développements, de nouveaux épisodes – mais il lui avait bien spécifié que les nouvelles devaient être exclues du projet, ce qui l’avait interloquée, presque inquiétée, un roman c’était un gros morceau tout de même. Elle se sentait piquée au vif d’avoir dû s’écarter de force de récompenses publiques qui auraient été suivies d’ouvertures d’autres portes, oui on l’avait privée de tout cela, frustrée. Piétinée, presque (par moments elle s’était sentie piétinée, quand l’information de sa mise à l’écart était arrivée  toute fraîche). Battling Kid, c’était son nom chez les Eclaireuses, Chevreau batailleur – ne pas oublier cette décoration qu’elle portait comme une légion d’honneur, et puisque tout le monde avait toujours trouvé que son totem lui convenait parfaitement, c’était peut-être le moment de se sentir emplie des velléités de la chèvre de Monsieur Seguin pour tenir tête au loup. Et pour un autre dénouement : dans son cas l’espoir était permis.

          Un peu de chance suffirait, et sur le tard elle pourrait bien y avoir enfin droit : tout ce qu’elle avait réalisé, c’était à la force du poignet, sans aide sauf

 

d’amis proches, dévoués à la soutenir même pendant les traversées du désert mais sans influence réelle parce qu’ils n’appartenaient pas, pas plus qu’elle, aux réseaux qui conviendraient. Ce n’était pas qu’elle vécût avec la pensée de la chance installée continuellement dans son esprit : la découverte que le monde autour d’elle vivait pour la chance, dans l’espoir d’un gain mirobolant qui changerait les destinées, qu’il suffirait de gratter sur un papier opaque, de donner un nombre au hasard, de répondre à des questions, de choisir entre deux cases pour faire apparaître la bonne solution, de parier pour la loterie, pour le bingo,  pour les courses de chevaux ou de lévriers, l’avait remplie d’une sorte de terreur lorsqu’elle avait pris conscience de la mesure du mal. Des systèmes pour jobards fonctionnaient à tour de bras sur les chaînes de télévision, avec des titres racoleurs de mauvais goût. Cet amour du jeu, cette tentation de parier sur l’inconnu, cet appétit de tenter sa chance, il semblait bien que la civilisation occidentale en était contaminée sans guérison possible. En tout cas il y avait une frénésie dans ces lieux de pari où la fortune paraissait à portée de la main, avec juste un peu de chance. Au moins, dans de lointains autrefois, celui qui gagnait le saucisson ou la volaille suspendus au mât de cocagne avait réussi à grimper jusqu’en haut. S’en rapporter à Tychè, la chance sourde et aveugle, qui distribuait les coups et les cadeaux comme cela se trouvait puisqu’elle ne voyait rien (et sans même y prendre le moindre plaisir vicieux puisqu’elle n’était qu’un mécanisme remonté depuis l’aube des âges), c’était se préparer à la désespérance presque à coup sûr. Mais ils n’avaient rien fait pour gagner, tous ces gens (et que voulait dire gagner, de surcroît ? gagner sa vie, gagner le large, gagner la côte, gagner une étape du Tour de France, même gagner son paradis, cela voulait dire autre chose), ils ne faisaient qu’attendre  une intervention du sort. Elle, ce qu’elle demandait, c’était la récompense de ses efforts, c’était tout simplement la reconnaissance de sa valeur, puisque tant de médiocres avaient les bras pleins des bienfait de la chance en reconnaissance de leur indignité. Un coup de pouce pour aider, juste au moment voulu : rien d’autre, elle se débrouillerait avec le reste. La source secrète de sa douleur mal cachée, c’était de savoir son œuvre ignorée, non reconnue, alors qu’à chaque occasion de se faire tester elle franchissait tous les obstacles haut la main, et en laissant dans les esprits une trace lumineuse.

          Si le remue-ménage du passé faisait remonter l’amertume, comme une aigreur mal digérée exprime qu’il y a eu quelque part un  refus, un engorgement, quelque chose qui coinçait, il remettait en mouvement l’autre volet de l’amertume, la colère. Elle était capable de colères terribles, presque toujours fondées sur la constatation d’une injustice – et elle se mettait en colère aussi bien pour les autres et le reste du monde que pour elle-même. Il y avait déjà si longtemps qu’elle avait drapé sa dignité autour d’elle, décidé de ne voir que le bon, fait le bilan de ce qu’elle laissait derrière elle, conclu qu’elle n’avait pas à en rougir et, donc, qu’elle pouvait considérer que son cœur était en paix, et le serait jusqu’au bout. Mais d’avoir évoqué pour Vuk les épisodes où le choix définitif de son œuvre avait été contrarié par des menées sournoises, cela remettait à vif des indignations carrément tenues dans l’oubli, cela prouvait qu’on n’avait pas trouvé le vrai remède pour faire cicatriser dans la durée. Sans pouvoir garantir qu’elle allait le trouver en se remettant au travail, elle pouvait garantir qu’elle pourrait trouver une sorte de mâle apaisement dans la mise en route de tout ce qu’elle possédait encore de forces d’orgueil, elle allait s’en barder, s’en fouailler jusqu’à ressusciter une saine source d’énergie constructive. De quoi se soutenir  dans l’aménagement du projet auquel Vuk semblait tant tenir… Elle aussi serait d’accord pour repartir à l’attaque (repartir dans l’écriture, c’était toujours et ontologiquement repartir à l’attaque), mais la logistique devrait suivre : derrière l’armée qui s’agitait sur le front, se massait le train des équipages, sans gloire mais utile, indispensable avec ses réserves et sa disponibilité.

          Plus qu’une histoire, il lui faudrait trouver un fil conducteur pour rattacher comme les wagons d’un train les morceaux épars de son expérience. Elle n’avait jamais eu de problème jusqu’alors, les histoires s’imposaient à elle tout uniment, elle n’avait jamais dû se battre les flancs pour commencer à raconter, le début venait tout seul, tout s’emmanchait sur des rouages qui ne grinçaient pas. C’est qu’elle avait sans doute été gâtée par les dieux, en ce cas,  et du coup, elle comprenait mieux l’embarras qui semblait avoir saisi les romanciers en vue – ceux dont les noms résonnaient, selon la belle et exigeante, voire meurtrissante, formule, ceux qui s’étaient logés à une place en vue, ceux qu’on voyait à la télé, ceux dont on mentionnait les tirages – car depuis trois ou quatre ans ils avaient remplacé la création romanesque née de leur invention par des biographies pour le développement desquelles ils n’avaient qu’à suivre le cours d’une vie déjà relatée dans d’obscures et poussives publications : imaginaires ou documentées avec soin, elles s’agençaient autour d’un individu qui revenait à grand-peine à la vie, qu’on avait ignoré jusqu’alors sans dégâts pour personne, ou qu’au contraire on avait connu, voire trop connu, et sur l’existence duquel il paraissait soudain indispensable d’ajouter un couplet ou deux.

 Autrement dit, au jaillissement impérieux de l’imagination recréant  si nécessaire de toutes pièces un personnage dans son biotope et avec son environnement humain, dans l’intention de faire surgir le déroulement de son existence avec ses heurs et malheurs, en insistant sur certains problèmes spécifiques à son époque ou à sa nature, voilà qu’ils se mettaient à préférer le genre documentaire qui brandissait la vérité pour séduire plus sûrement, pour se faire adopter en ayant l’air de dénigrer les aventures scintillantes, échevelées, hurluberlues - ou pourquoi pas,  toutes simples et prenantes – qui de l’aveu même de l’auteur se retrouvaient sans garantie de véracité dès lors qu’il osait signer un roman. A son avis à elle, il ne s‘agissait pas là de suivre une mode, qui eût sans égards vilipendé un genre cycliquement déclaré moribond ou méprisable, mais bel et bien d’une insuffisance de l’invention d’écriture, d’une impuissance de l’imagination qui se dissimuleraient noblement sous le prétexte de se vouer à la vérité puisque moralement l’univers s’était mis à réclamer la transparence en tout domaine.

 

(à suivre)

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12 décembre 2019 4 12 /12 /décembre /2019 15:07

QUOI DE NEUF CE MATIN?

 

          Qu'est-ce qui s'dit aux nouvelles ce matin, M'ame Michu? Est-ce que la grève des cheminots va continuer?  -  Pourquoi donc qu'elle continuerait pas, dites voir un peu, M'ame Zinzolin? - Ma foi, M'ame Michu, moi je suis ces manigances que d'un oeil, mon mari dit que j'comprends rien à ce qui se trame et il a pas tort, mais tout de même de la grève c'est du sérieux, et de la grève qui continue encore à durer c'est rudement sérieux, alors je m'informe, voyez-vous. - C'est que c'est pas seulement la grève des cheminots, M'ame Zinzolin, y en a de toute espèce : les maîtres d'école, les aides-soignantes, les avocats, y sont tous à défiler dans les rues tout partout dans l'Hexagone, là où on leur donne la permission mais aussi là où ils la prennent, et les gilets jaunes sont là aussi, qu'on disait qu'y en avait plus, mais j't'en fiche, il en ressort de partout, y en a même qui sont des sortes de gilets noirs, y s' mettent des passe-montagne pour pas qu'on les voie, oh on peut dire qu'y a du monde tous ces temps par les rues. -   Et c'est pasqu'ils défilent comme ça qu'y travaillent pas ? - C'est en plus,  ça, M'ame Zinzolin : dans la rue pour montrer à tout le monde ce qui se passe dans le pays, et en arrêtant les trains pour des jours et des jours. -  M'est avis que si ça dure encore à Noël, ça va gêner du monde, ça. - Mais justement,  la grève c'est fait pour gêner, et même paralyser, de manière que ceux d'à Paris y comprennent bien  qu'y faut tout faire pour éviter ça. - Mais ceux d'à Paris y voient donc rien? - Ma foi non, M'ame Zinzolin, c'est tout pareil ce que la Soupière dit au Bouillon : "Hé, le Bouillon, vous voyez pas que votre vapeur me gêne? Et l'Ecuelle s'en mêle : Excusez-le, le pauvre; il a beau avoir des yeux, y voit rien. Alors le Bouillon : Vous l'Ecuelle, taisez-vous; vous avez beau avoir des oreilles, vous entendez rien".  -  Tout pareil comme ça?  - Oui, et croyez-moi bien, M'ame Zinzolin, ça peut durer longtemps. 

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11 décembre 2019 3 11 /12 /décembre /2019 17:54

UN DISCOURS EVENTE

 

          Quelle naïveté ne fallait-il pas avoir, mes belins-belines, pour s'imaginer que le discours, non d'un roi comme au cinéma, mais d'un vice-roi de Macronie,  durât-il près d'une heure au lieu des 20 minutes habituelles, allait avoir la puissance de Jéhovah partageant les eaux de la Mer rouge pour laisser passer les Hébreux! C'est que les foules en marche, celles des défilés monstres (dont les godillots minimisent les nombres avec arrogance) et devenus familiers qui désormais ornent régulièrement nos avenues de grandes villes, se révèlent moins dociles que, dans l'Histoire sainte, les vagues obéissant  à un verbe comminatoire. Aux temps de mon enfance, la pub des journaux, maladroite et bégayante,  brandissait  le dessin d'un gros homme dont le crâne percé d'un gros pieu recevait des coups de marteau avec le slogan ; "Enfoncez-vous bien ça dans la tête!"(je ne sais plus ce qu'il vendait celui-là; mais je vous assure que cet encadré  tirait l'oeil dans une page). La pub contemporaine, si envahissante et délurée, n'a pas eu l'idée de reprendre ce slogan trop grossier. Eh bien elle a eu tort! Si depuis des mois elle avait su diriger au niveau de la Cour (et surtout au niveau cérébral des courtisans) la vérité de ce conseil, si direct et compris de tous, la Cour aurait compris qu'il fallait, sérieusement, faire gaffe et n'aurait pas sans cesse menti pour pouvoir garder son cap en croyant que personne n'y verrait autre chose que du feu. Aujourd'hui c'était comme si le rideau se levait : "Belins et Belines, on a tout fait pour que vous vous sentiez au paradis sur la terre. Regardez ce qu'on vous a concocté pour vos vieux jours : on l'a préparé depuis des années, on ne vous en disait rien pour vous faire la surprise!"'Mais non, c'était pas une surprise. Pas de quoi calmer la fureur des flots, je crois que la crue va continuer.

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10 décembre 2019 2 10 /12 /décembre /2019 15:53

 

 

NEGLIGENCE PUNIE

 

          Je retrouve parfois - rarement, par bonheur - des témoignages d'amitié ou de compréhension auxquels je n'ai pas répondu tout de suite, puis que j'ai oubliés. S'il se trouve que  j'aie régulièrement affaire avec ces visiteurs sympathiques, le mal se répare sans trop de délai., au prix de ma repentance et humiliation (mais c'est souvent que je bats ma coulpe, vous le savez). Le pire se produit lorsque la découverte a lieu après des mois, et qu'à la lecture de ce mail négligé je reçoive de nouveau en cadeau la chaleur d'un message amical que j'ai dédaigné. Que doit penser son expéditeur? Sans doute a-t-il cessé tout commerce avec moi, après quelques jours d'attente étonnée puis indignée de pareille discourtoisie. Mais il s'adoucirait, je suppose, s'il voyait mon  embarras et mon remords. D'autant que j'ai peu de chance de pouvoir rattraper la chose, fût-ce partiellement : les sites de blogs disparaissent, le fragile lien se brise... L'appel public à indulgence et pardon  est sans doute vain, il faudrait beaucoup de chance pour que se renouent les bouts traînant à terre. On peut toujours essayer : c'est ainsi que j'ai recopié et mis dans mes dossiers de manière à voir tous les jours un adorable commentaire des "Noeuds d'Argile", quinze lignes enthousiastes détaillant les personnages, l'intrigue, les sentiments. L'adresse disait Michel Montbazet : j'ai récrit, bien trop tard, avec la sincérité du remords indiscutablement en évidence... Nul écho, c'est bien fait pour moi. Et ce terme si fascinant d'adamante, retrouvé tout récemment, ne me rappelle-t-il pas un échange amical des tout premiers temps de mes manipulations dans le domaine informatique? Là aussi, ce serait bien fait si nulle réponse ne me parvenait. On peut toujours espérer...mais ce serait trop d'indulgence pour pareil manquement à la civilité puérile et honnête.

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9 décembre 2019 1 09 /12 /décembre /2019 09:48

INDECISION ET FLOTTEMENT

 

          Il conviendrait sans doute que je vous parlasse, oui, que je vous entretinsse (on ne s'émerveille pas assez souvent des beautés de la langue française, surtout de ses conjugaisons, forme et sonorités : c'est trop beau, ça, pour être à la portée de n'importe qui) que je vous parlasse, donc, de la situation actuelle du pays. J'ai vu ces jours-ci défiler sans trêve les uns et les autres, pendant que le reste de la nation devait se confiner entre ses quatre murs s'il ne possédait pas de vélo ou se livrer à des calculs compliqués d'itinéraires en baïonnette en combinant divers moyens de transport. Tout le monde s'y était mis, il n'y avait pas eu trop de bobo et les feux allumés ici ou là pouvaient avoir surtout servi à réchauffer les manifestants, vu la température du dehors (et je ne parle pas du ressenti, puisque c'est comme ça qu'on évalue tout à présent). Mais pour cela il eût fallu que je suivisse de près le déroulement des événements, et je vous avoue que j'ai pris le tournis à voir onduler ces masses de couleurs et de banderoles, tout autant que mes oreilles bourdonnaient à entendre les uns et les autres, sans parler des commentateurs si heureux d'avoir du juteux à se mettre sous la dent. Il faut, paraît-il, attendre la fin de ce lundi avant de savoir si les uns ou les autres ont plié,  mais en vérité tout le monde sait bien ce qui va s'établir : les mêmes questions, même brandies par le nombre, se heurteront au même Niet garanti par l'habitude. Même topo à chaque fois. Les revendications ne font que se concrétiser et se durcir, pour se heurter à des tympans sans réaction qui font semblant de n'avoir pas entendu. Tout de même, ça ne va pas s'éterniser comme ça, ou bien? (comme disent les Suisses).

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