LAURE A L' ŒUVRE, chapitre M, pages 119 à 121
(vendredi 20 décembre)
CHAPITRE M
Si les écrivains dont le nom résonnait avaient pris l’habitude de camoufler leurs défaillances derrière une apparence de docte et scrupuleuse dévotion à l’authentique, c’était à l’évidence qu’il était difficile de démarrer un roman sur une histoire, en reconnaissant qu’on désirait purement et simplement raconter une histoire. La preuve : lorsque la démangeaison de prendre la plume contaminait les retraités et qu’ils trouvaient logique, bien que tardif peut-être (mais justement il s’agissait de mettre les bouchées doubles) de coucher par écrit leurs divagations littéraires, ils ne songeaient à rien d’autre qu’à leurs souvenirs d’enfance. Construire toute une architecture de narration, c’était tout de même autre chose que de laisser se présenter les images des jeunes années, la maison le jardin la famille les voisins les fêtes le Jour de l’An les vacances Pâques l’école… C’était pourquoi aussi tant de romans qui circulaient gaillardement dans les circuits libraires étaient si indigents, si calqués sur trois ou quatre patrons qui n’arrivaient pas à se singulariser…Et de porter la signature d’un nom qui résonnait n’arrangeait rien pour le jugement : si c’était nul, banal, creux jusqu’à susciter l’écœurement, l’incitation à la vente certes pesait son poids, mais l’histoire restait creuse, banale et nulle sans erreur possible.
C’était ce qu’il lui fallait retrouver, une histoire à raconter. Comme elle l’avait toujours fait jusqu’à présent : une fois qu’elle avait l’idée de l’histoire tout allait de soi, les événements se déroulaient, s’enchevêtraient, s’isolaient, les personnages s’installaient dans la vérité et dans la durée, sans se référer à une identité passeport qui devait leur assurer le succès auprès des lecteurs, les tonalités se nuançaient, se succédaient paisiblement sans le moindre heurt, les arrière-plans se précisaient tout seuls, les descriptions survenaient sans jamais paraître « la chose à faire » comme dans les grands romans du dix-neuvième, la pluie ou le soleil, l’aube ou le crépuscule, l’étendue chaleureuse des moissons ou la neige meurtrière des sons : tout se greffait à sa place, en son temps, à son rythme, et la vérité des gens et des contextes s’imposait toute seule elle aussi. Oh qu’on ne lui dise surtout pas comment il fallait faire. Elle savait. Elle avait fait. Elle referait, si un petit coup de pouce de la chance la laissait faire. Une chance qu’elle croyait avoir méritée par le sérieux de son bilan, mais qui s’occupait si tendrement des médiocres qu’elle n’aurait sans doute plus une minute de son précieux temps à lui consacrer.
Une fois qu’elle l’aurait trouvée, cette histoire, elle saurait y rattacher tous ces souvenirs épars, pas trop de grands souvenirs désormais car ils avaient tous été utilisés, tout le monde et son père avaient pu les lire et s’en régaler si la chance faisait d’eux des lecteurs selon son cœur – mais aussi toute une troupe de bribes de passé qui avaient encore du poids, du sens, du goût. Naturellement il ne s’agissait plus de tirer sur la réserve des jeunes années, mais de ce qui avait suivi, à partir de Rémi, la vache enragée des débuts, les obstacles dans leurs carrières au fur et à mesure qu’ils les avaient prises en mains, bref l’immersion dans le mouvement du monde. Pas très drôle, au fond – des amitiés flottantes, rompues, tardives, trop ponctuelles pour être déterminantes, mais apportant à l’occasion leur plein de bonheur, leur sentiment d’épanouissement. Et surtout ç’avait été une chance, au sortir de la guerre et de l’Occupation, de se trouver en pleine jeunesse au moment des Trente Glorieuses. Ils avaient bien eu l’impression, Rémi et elle, qu’étaient à portée de leurs mains des lendemains qui chantent – ces lendemains qui auraient tellement dû chanter pour tous les petits et les humbles, et qui les avaient si sournoisement trompés. Ciné-club, cinéma, théâtre, ils ne manquaient rien alors, et même ils dansaient chaque fois qu’ils le pouvaient, retrouvant l’ivresse de leur entente sur les parquets fougère de la Maison du Droit tous les mercredis (c’était l’ancien hôtel particulier qui pendant la guerre avait été dévolu au consulat de Yougoslavie) et à l’AG des Etudiants, moins bourgeoisement installée puisqu’il s’agissait d’une ancienne prison, mais où l’acoustique de la grande salle était parfaite les jeudis soirs.
C’était avant le rock’n’roll qui l’avait tellement tentée par la suite, c’était le temps du boggie déjà un peu attardé en province, des tangos que chaque couple interprétait à sa manière (c’était plutôt une occasion de tendresse, parfois d’audace à l’intérieur du couple, à mille lieues des figures que Gardel popularisait dans un esprit d’agression tendue, de fausse hostilité, d’attaque et de défense avant la reddition). C’était le temps (encore) des valses de Strauss, des slows langoureux, du paso-doble excité qui vous permettait de traverser la grande salle en quelques enjambées dansantes. C’était le temps où l’on découvrait Cole Porter au sortir de la guerre, tout un romantisme moderne vaguement exotique. Oh ils s’en étaient payé, de la danse, en ces temps bénis où l’absence de restaurant universitaire les contraignait à manger dans un refuge de clochards des lentilles aux harengs, des betteraves pourries, des rutabagas en ragoût, des nouilles ignobles qu’heureusement, pendant deux ans, le Secours Ménonite avait améliorées par des tonnes de sauce bolognaise et des sardines à l’huile... Elle avait eu, bien plus tard, l’occasion de rencontrer une famille de Ménonites et à elle toute seule la famille avait reçu des remerciements et de l’émotion qui auraient pu être partagés plus vastement. Mais il lui avait tout de même semblé alors qu’elle se libérait d’une dette de reconnaissance mise en réserve dans un petit coin de sa mémoire, attendant son heure. Elle pouvait en parler à présent, elle avait fait ce qu’il fallait.
Inutile de préciser que le samedi matin, après les épreuves chorégraphiques à deux qui ressemblaient parfois à un marathon parce qu’ils ne voulaient jamais en manquer une (mais ils ne dansaient jamais que l’un avec l’autre), ses yeux étaient péniblement ouverts au cours de Droit administratif, et l’arrêt Blanco ou l’arrêt Lafleurette ne se distinguaient qu’à travers une brume d’épaisse ouate amortissant les sons. Heureusement Rémi veillait, frais comme un gardon, et ses notes, sobrement prises, ramèneraient la clarté du jour sur les disputes entre particuliers et État bien plus efficacement que si elle Laure avait absorbé en direct les grommellements sévères et sans humour du prof chargé de cet enseignement morose. Il y avait d’ailleurs d’autres disciplines pour lesquelles il se faisait à l’occasion un enseignant précis et convaincant, comme pour certains points du Civil un peu délicats ou certains mécanismes en Économie politique, que grâce à lui elle finissait par trouver aussi excitants qu’un roman policier. Nul doute quand même que ce ne fût à cause du répétiteur et non par la vertu même de la discipline : il avait veillé à la préparer, écrit et oral, elle songeait parfois à ces petits schémas, à ces raccourcis suggestifs si faciles à se rappeler et qui permettaient ensuite des développements où son style à elle – maintenu à l’époque dans les sages limites d’une copie de Droit – gagnait le cocotier haut la main.
Dès qu’elle évoquait cette atmosphère des années de jeunesse où ils préparaient avec sagesse leur entrée dans la vie citoyenne mais tout autant avec passion leur entrée dans la vie de couple, elle revoyait son air ému – et il était toujours dépeigné, en outre – pour lui annoncer qu’il venait d’avoir une bourse de 5.000 francs des Mines de Blanzy pour laquelle il avait postulé en temps utile, et de fil en aiguille elle le revoyait lui annoncer qu’il venait de conquérir le Prix Bailly (qu’est-ce que c’était bien que ce ¨Prix Bailly, elle l’avait oublié, mais il vous gagnait une vraie considération au niveau académique et, cerise sur le gâteau, Rémi venait de le conquérir devant le fils du doyen, et cela voulait dire vraiment quelque chose, vu les circonstances locales). Il y avait aussi la Municipale (certes pas la piscine, Rémi avait horreur de l’eau) mais la Biblal où ils s’abritaient les jours de mauvais temps (et puis, ils avaient à travailler sur des arrêts de justice dont il leur fallait commenter les décisions – oh ce procès Henry Martin, elle savait qu’il y avait eu tellement de retentissement autour de lui, mais pour quoi et pour qui ? personne au monde ne pourrait certainement plus la renseigner – sauf Internet évidemment, d’après ce qu’on lui disait d’émerveillant, seulement ce n’était jamais là un de ses réflexes, et il faudrait tout de même qu’elle s’y mette).
(à suivre)