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17 juillet 2020 5 17 /07 /juillet /2020 10:31

REGRETS TARDIFS

 

          Allons, bon! Pendant plus d'un an le vendredi me causait des sueurs froides, puisqu'il fallait opérer la livraison de trois ou quatre pages de Laure à l'Œuvre, avec tout le tintouin que cela représentait pour mon incompétence pratique. N'importe qui, misant sur la durée, aurait pu espérer s'améliorer, gagner en habileté, supprimer à la longue les bévues blocages et accidents divers d'une opération au fond toute simple, une fois les mécanismes digérés. Mais oh ouatte! comme disent les vieux en Saône-et-Loire (mon père narrait le retour de la pêche du braconnier Pôcheux, portant sur l'épaule ses filets déchirés par le garde-champêtre, et qui prétendait avoir vu son outil de travail ravagé par des gros poissons, "oh ouatte! rien que des gros!', récolte illicite qui lui avait été confisquée) l'espoir n'a pas survécu à quelques jours d'essai. Eh bien  vous direz ce que vous voudrez : au lieu de me sentir allégée, déchargée d'une tâche informatique qui à peu près constamment ne m'apportait que des déboires et de l'humiliation, j'erre comme une âme en peine, à la recherche de mon tourment. Est-ce cela qu'on appelle "être en manque" chez les drogués?

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16 juillet 2020 4 16 /07 /juillet /2020 18:14

AUJOURD 'HUI IL FAIT MOCHE     

 

          Non, il n'y a pas d'autre mot. Triste, sombre, vaguement humide, frisquet, regrignant,                            ça se décline comme ça, dans l'indifférence. Je dis bien : dans l'indifférence,  car vous avez remarqué, je suppose, que lorsqu'il y a une belle luminosité chaleureuse elle vient  jusqu'à vous, elle vient vous relancer, elle vient vous agripper avec amitié, Allons, viens dire bonjour au soleil ! Et on a bien du mal à se retenir de gambader à cette invite. Mais là, que voulez-vous qu'on vous offre comme gambade joyeuse? La grisaille couvre tout, on aurait presque envie de prendre une lanterne avec soi si l'on doit se déplacer, même chez soi on se cogne parfois aux meubles tant ils sont fondus dans une pénombre indéfinie. Je proteste lorsque les températures caniculaires règnent outrancièrement, en leur temps ou hors calendrier - certes! Mais que faire de ces journées obscures à teneur de mollusques, qui semblent plutôt aux aguets pour vous étouffer sous leur oreiller de brume épaisse? Aucun but, aucune envie, pas de motivation, pas d'envie de rire, pas de curiosité... Même pas d'amour pour les chats, on est comme en train de s'éteindre.

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15 juillet 2020 3 15 /07 /juillet /2020 10:52

BILLET LONDONIEN

 

                    Cette moiteur froide de ce matin, succédant à une sorte de début de canicule stoppé net dans la nuit, me rappelle l'Angleterre, de si longtemps oubliée. Une moiteur froide qui n'a pas de rapport avec la pluie, et que nous ne connaissons pas chez nous. Chez nous, il pleut ou il ne pleut pas. Là-bas, Outre-Manche,  on peut se passer totalement d'imper ou de parapluie pendant toute une matinée, et cependant avoir l'impression que vous êtes mouillé, le froid remontant vos manches, l'humidité collant à vos pommettes, de furtives incursions visant  votre cou. Un  fond de bruine léger comme une gaze empêche le soleil de percer, mais laisse toute liberté au vent pour s'étirer sans brutalité et sans rupture, comme un long souffle se traînant sur la distance sans même paraître avoir envie de s'estomper. Il s'agit là d'une caresse pour autochtones, sans agressivité étrangère. J'ai aimé faire figure d'autochtone en Britannie en mon temps, avant que sa grande colonie ne conquière son indépendance en 1776 et ne m'engloutisse dans son maëlstrom,  et j'ai même gardé sur la peau, comme un tatouage discret, la réaction instinctive à ce contact insolite : pour un peu je me trouverais ce matin aux pieds de Baodicée, en route d'un pas ferme vers Tower Bridge, car il n'y a pas de raison que le rouge et or des Beefeaters se soit défraîchi avec le passage des décennies.

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14 juillet 2020 2 14 /07 /juillet /2020 11:05

14 JUILLE

 

          On pourrait prendre pour une téméraire indépendance d'esprit le fait que je m'active à mon blog un 14 juillet, alors que la veille où aucune indication calendaire ne recommandait de chômer,  j'ai laissé couler le temps dans une bienheureuse paresse. Peut-être est-ce l'effet d'un vague remords pour si mal suivre  les consignes ouvrières, toujours est-il que j'ai envie de blogguer aujourd'hui et que je n'en avais ni le temps ni l'envie hier, journée de pure jouissance familiale. Chaque 14 juillet me rappelle l'incident de ma robe à boutons face aux Polytechniciens en route vers le défilé. C'était en 71, je me rendais au jury d'agrég des lettres modernes à Sceaux de très bonne heure, et j'attendais mon métro alors qu'on annonçait que la prochaine rame ne s'arrêterait pas et ne prendrait pas de voyageurs, chargée qu'elle était des beaux uniformes rutilants destinés à célébrer la République. J'avais acheté la veille une petite robe en mousseline de coton avec un petit col, toute boutonnée d'une bonne quinzaine de petits boutons jusqu'à la taille, rouges comme de petites cerises. La rame des militaires passe, lentement, et voilà que j'éternue : crac! le fil des boutons se rompt, tous les boutons fichent le camp, et j'offre à ces pauvres militaires ébahis la vision d'une femme ouvrant tout grand son corsage aux regards prêts pour une investigation furtive sur le pouce. Le pire vint après, quand il fallut rafistoler la fermeture à l'aide d'épingles de nourrice devant tenir le coup au jury 'Agrég jusqu'au soir.

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11 juillet 2020 6 11 /07 /juillet /2020 10:58

FIN DE PARTIE

 

          'Eh bien voilà; c'est fini, mes agneaux!" : c'est ce que je dis pour conclure chaque intermède de câlineries, bisouillages, papouillamini accordé aux uns et aux autres selon un minutage rigoureux de manière à établir l'égalité et la fraternité  sans discussion dans ma république des chats. C'est ce que je vous susurre aujourd'hui, mes belins-belines. Car je viens de mettre un point final à la livraison hebdomadaire des trois ou quatre pages du roman destinées à votre divertissement de fin  de semaine. Oui, Laure à l'Œuvre, c'est terminé, livré à la consommation (-if, bien sûr) après un marathon de dix-huit mois qui a eu comme conséquence évidente de démontrer que je n'avais aucun don pour l'informatique, tant les incidents blocages bévues ratages et déchaînements impossibles à juguler ont été nombreux. Que de transpirations, voire d'insomnies, l'aventure m'aura coûtées! J'ai un  peu fait accélérer le mouvement pour cette dernière livraison ; les vacances arrivaient,  donc la dispersion des regroupements intéressés (if, derechef) mais tout autant la raréfaction prévisible des aides compétentes qui m'assistent en cas de crise : pendant que j'en  avais encore une sous la main, allez, un grand coup de balai pour mettre en place les derniers bouts de chapitre  qui traînaient encore dans un alanguissement général...Eh bien voilà, mes belins-belines, c'est fait  On va pouvoir passer à autre chose.

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10 juillet 2020 5 10 /07 /juillet /2020 19:41

          Laure c’est moi, oui. Vous l’avez compris. Je vous ai parlé de Laure, c’est-à-dire de moi, en long et en large. Juste pour que tout soit bien en ordre après moi. Je vous ai parlé de ce que j’ai écrit, de ce que j’ai publié, de ce que je vous laisse. J’ai voulu aussi vous parler, juste au passage et par fragments, de ce que je laisse de  mon œuvre académique (c’est dans la biographie que Jerry L.Curtis a publiée sur moi que vous trouveriez si besoin la bibliographie la plus détaillée de mes articles ou éditions publiés au cours de la période universitaire). Si je lui ai fait place, à cette production académique, dans mon bilan dernier,   c’est parce qu’il n’y avait pas de raison qu’elle fût dédaignée, même si – et cela ne dépendait pas de moi – on ne lui avait pas accordé en son temps toute l’estime qu’elle méritait.

 

          Je vous ai parlé de mon écriture, celle qui m’a fait remarquer par des universitaires américains avides de découvrir de nouveaux talents (et ceci se passait en des temps très anciens : 1981 et la suite). Car il y a eu des universitaires de l’autre côté de la Mare aux Harengs – le Dr Patrick BRADY *, le Dr Jerry L. CURTIS **– ou tout aussi bien dans la petite Roumanie engoncée dans ses problèmes de toute sorte – le Professeur Silvia PANDELESCU *** de l’Université de Bucarest – pour juger ma plume séduisante et se charger de répandre la bonne parole, en même temps qu’on me reconnaissait à Paris chez les éditeurs.

 

          Je vous ai dit aussi quelles frustrations j’ai ressenties dans mes deux carrières françaises. Celle de la première casquette, l’universitaire – et encore, je n’ai pas tout dit, je n’ai pas pu tout dire… Pour la deuxième, celle de l’écrivain, je me suis souvent étonnée (moi pour qui le phénomène ne se produisait pas) de la manière dont, brutalement, un nom ignoré de tous devenait le familier de toutes les lèvres en quelques semaines, l’importance des tirages croissant en proportion, bien que la qualité de l’écrivain mâle ou femelle n’eût aucun titre à pareille popularité. Les lecteurs – déjà si peu nombreux dans ce pays des Lumières – sont-ils devenus amateurs de romans de gare ? On pourrait le croire, lorsqu’on voit des auteurs si médiocres consacrés, ancrés dans une renommée qui tient le coup pendant des décennies.

 

          Faudrait-il donc appartenir à des réseaux souterrains mais efficaces ? Certes. Mais où les trouver ? Où se faire adopter par un distributeur de coups de pieds au cul qui sache vous propulser sur les orbites où on vous voit, où votre voix résonne ? Et ne me dites surtout pas que la valeur de ces livres s’est imposée d’elle-même, irrésistiblement, à tous les lecteurs à la fois ; ne me le dites pas, ou je vais me mettre à mordre.

 

          Je ne crains pas de commencer chacun de mes paragraphes par ce culotté JE, dont on a souvent dit qu’il contrevenait aux règles de la bienséance mondaine écrite. Du moment que je vous ai mis au courant de mon entreprise… J’ai parlé de moi, oui, et je sais que vous m’avez entendue, et j’admets fort bien que vous ayez pu vous détourner, posant le livre afin de ne plus m’entendre. Et cela me causerait de l’ennui, certes, mais je penserais aussi que vous avez manqué tout ce que, en parlant de moi, j’ai dit de la mémoire, des passions, des émotions, de la manière fabuleuse dont tout cela émerge hors de vous, parfois au terme d’un lent cheminement dont on ne pourrait définir le cours, parfois tout soudain au contraire, brutalement rappelé par une rencontre de mots, de tonalités, d’atmosphères, de gestuelles. Et ce serait dommage que vous ayez manqué l’art secret que j’ai tenté de dégager, celui dont les rythmes sont enfouis au plus profond et qui fait s’enlacer la sensation et la pensée, le mot et la pulsation, l’image et le souvenir, jusqu’à la création du texte.

 

          Je vous le répète, Laure c’est moi. Je vous ai parlé de Laure et de ce qui constitue sa vie d’écrivain en long et en large. Laure, ses pompes et ses œuvres. Laure en plein travail, en train d’écrire son dernier livre… Laure à l’œuvre.

 

 

 

…Et, pour tenir lieu des remerciements si fort à la mode,

 

 

 

Petite Bible complémentaire indispensable

 

 

 

          *  Le Dr Patrick BRADY, d’abord titulaire de la Chaire Favrot à Rice University, Houston, Tx, puis titulaire d’une Chaire d’Excellence à l’Université d’Etat de Knoxville, Tn, a créé une revue annuelle internationale, les Studies on Lucette Desvignes and 20th Century French Literature, dont le Dr Jerry Lynn CURTIS a poursuivi la publication régulière pendant vingt numéros (1990-2010), à partir de 2.000 sous le titre Studies on Lucette Desvignes and French Contemporary Literature.

          En outre, le Dr BRADY a préfacé le volume de nouvelles Famille, familles… paru en 1988 aux éditions de l’Aléi et publié de nombreux articles  et                                      

éditoriaux dans la Revue. Il a également dirigé cinq thèses de Doctorat sur la première trilogie.

 

 

          **  Le Dr Jerry   Lynn CURTIS m’a consacré le tiers de sa thèse (The Imprisoned Hero in Camus, Beckett, and Desvignes)  et outre sa responsabilité d’éditeur de S.L.D. il a mené à bien la traduction de mes ouvrages sur un  rythme de forçat.  Il a réalisé la publication de mes  nouvelles (5 gros volumes, 2008-2013, The Edwin Mellen Press), de mes poèmes (un volume, édition bilingue) et de mon théâtre (2 volumes, dont une édition bilingue) tout en créant le Center for Studies on Lucette Desvignes à l’université d’Etat de l’Ohio, Newark, et en oeuvrant pour la représentation, à Columbus et à Newark, de deux de mes pièces en traduction, Strange Encounters (1996) et Eurydice, Eurydice… (1998).

          Le Dr CURTIS a également publié, outre les traductions mentionnées, Telling it like it was (OSU Academic Press), Short Fiction by Lucette Desvignes

(Ivy Halls Academic Press), Essays on the works of 20th Century French Author Lucette Desvignes (The Edwin Mellen Press) et Lucette Desvignes, the Artist in the Arena (Florida Academic Press), ainsi que, en français, Lucette Desvignes sur le Chemin de la Vendange (Editions de l’Armançon,  biographie).

 

          Dans leur sillage, le Professeur Mary Ann O’NEILL, de l’Université de Walla Walla, Etat de Washington, a donné à la Revue plusieurs articles et diverses contributions à des colloques. Elle a ouvert les pages du prestigieux Dictionary of Biography of French 20th Century Dramatists pour une longue entrée du Dr Jerry CURTIS concernant mon théâtre.

          L’université de CINCINNATI, quant à elle, m’a décerné en 2009 un prix de 1.000 dollars pour reconnaître «  l’importance de ma contribution à la littérature internationale ».

          Quant au Dr Brian T. RAINEY, qui fut longtemps Président de l’Association internationale des Traducteurs et a préfacé Telling it like it was, il a toujours fait travailler ses étudiants sur les difficultés à me traduire en anglais. Il a choisi de mes  textes pour travailler lors des colloques internationaux de traducteurs et a dirigé une thèse (Université de REGINA, Saskatchewan) sur l’art de la traduction à partir de mes nouvelles.

 

 

 

          *** Le Professeur PANDELESCU a dès la publication des Nœuds d’Argile et de Clair de Nuit fait travailler ses étudiants sur ces deux titres. Sa passion de la stylistique et de la narratologie appliquée à mon écriture dans ses divers aspects a depuis fourni brillamment une aide constante à la diffusion de mon œuvre. Ses articles toujours remarquables ont accompagné chaque numéro de la Revue américaine, et la somme de sa recherche a paru aux éditions universitaires de BUCAREST en 2.007 sous le titre L’œuvre de Lucette Desvignes ; Univers thématique et configurations textuelles. Elle a également fourni un long article dans le prestigieux Dictionar de Scriitori francesi publié en 2001. En même temps elle recrutait de nouveaux disciples dans l’Université roumaine : ainsi le Dr Diana RINCIOG de l’université de PLOESTI a traduit des nouvelles et des poèmes de moi dans le grand journal littéraire Axioma et a réalisé un manuel des écrivains français contemporains dans lequel elle a publié le texte intégral du Cri du Ventre (pièce commandée pour le bicentenaire de la Révolution de 1789 et créée en octobre 1989 pour l’anniversaires des Journées de Versailles – 5 et 6 octobre – où le peuple de Paris s’est rendu à la Cour pour en ramener « le boulanger, la boulangère et le petit mitron ») . Elle a également fait traduire mes Contes de Noël par Dana Ligia Illin, petit recueil illustré qui a connu deux éditions.

 

 

          On s’étonnerait donc à tort de la gratitude fervente que je voue aux universitaires de pays autres que le mien…

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10 juillet 2020 5 10 /07 /juillet /2020 19:39

          Transmettre, c’était même une espèce de rage chez elle. Quand elle pensait à Bradbury qui rêvait de tout transmettre à un collectif mouvant et immortel, lequel  se constituait en une mémoire universelle directement utilisable,  elle comprenait son désespoir de ne pouvoir tout transmettre  car elle aussi se désespérait de ne pouvoir arranger la permanence de son savoir en tant de domaines. Et les émotions, et les expériences, et les ressentis du beau. Et la science des conjugaisons, à partager et faire connaître comme on ^partageait le pain autrefois –le subjonctif imparfait, ce délice, Et le discours indirect, cette ivresse… Et les raffinements de la grammaire latine, ça aussi ça devait être partagé pratiqué encouragé. L’ablatif absolu dont, mine de rien, elle truffait ses textes… Elle les reconnaissait sous leur forme francisée, quand elle en croisait un elle en cherchait d’autres par sympathie, Toute besogne cessante, L’invité survenant en retard, La pluie tombant avec violence, Une fois la difficulté surmontée, La guérison se faisant attendre, L’entente signée et paraphée….et ce « Moi parti » de son voisin que citait plaisamment Paul Cazin dans L’Alouette de Pâques… Et que surtout on n’allât pas considérer ces membres de phrases qui formaient un tout autonome comme des sujets à flanquer d’un verbe conjugué – grrr ! Mais c’était de la petite bière à transmettre, ça, au regard  de tout ce qu’elle recélait comme richesses – musique, peinture, littérature, cinéma, théâtre…Disparaître, c’était entraîner cela dans le tumulte de la disparition – disparu corps et bien : il n’y avait pas à repasser là-derrière, c’était aussi tranchant qu’un couperet.

          Il faudrait qu’on lui passât ses manies, bien entendu, car ce qu’elle savait et jugeait utile et à transmettre, pouvait fort bien relever d’un engouement maniaque. Mais ces manies étaient à elle, faisaient partie d’elle, étaient en elle : on ne pouvait les extraire sans déchirure des tissus vivants. Elle ne pouvait parler d’elle sans se montrer telle qu’elle était, tant pis si au passage elle exposait son amour du détail ou ses manies, et bien sûr aussi ses manques, ses failles, ses insuffisances. Il faudrait la prendre comme elle était. Et elle, c’était aussi l’armée de ses créatures, qui sorties d’elle quand il l’avait fallu avaient regagné leur place en elle, non pas dans l’anonymat des limbes non encore aménagées en pulpe visible palpitante palpable mais bel et bien parées à jamais d’une forme étiquetée, oui, qui portait un nom, qui avait vécu de manière autonome, qu’on avait connue, qu’on avait vu vivre, aimer, souffrir, mourir, tout cela – tous ceux-là – revenus en elle comme s’ils n’avaient jamais réussi à la quitter, puisqu’ils tiraient d’elle leur substance, leur pouvoir magique d’humains avec une vie à vivre…

          Une vie à vivre, elle ne savait plus bien ce que cela voulait dire, en vérité. Elle était derrière elle, sa vie, elle n’était plus à vivre, elle était vécue. Elle pourrait encore, à la rigueur, envisager ce que devrait être la vie à vivre d’un personnage, un ou une, dont elle penserait retracer le destin, ce qui la ferait le vivre en même temps, mais justement elle ne croyait plus guère à cet élan d’une imagination qui se tassait peut-être, qui perdait de sa force, qui ne bousculait plus rien comme si souvent dans le passé au moment de sortir au jour.  Etre et avoir été – c’était déjà merveilleux d’avoir été. Être, c’était continuer en fonction de la vitesse acquise, elle n’oubliait jamais qu’elle avait été championne de course de son collège, en des temps très anciens, et il lui en était sans aucun doute resté quelque chose. Être, c’était encore marcher à petits pas, les grandes enjambées défuntes (celles dont sa mère la morigénait lorsqu’elle déambulaient côte à côte dans les rues, Mais qu’est-ce que c’est que ce pas de grenadier ? Ne peux-tu marcher comme il faut, surtout avec ta taille ? – il était vrai que son forcing, comme disait Rémi, était peu assorti avec ce mètre quarante sept qui n’avait jamais conquis la cinquantaine et, même, qui se tassait de deux ou trois unités depuis quelques années).

          Elle avait vécu, et à plein. Elle s’était exprimée de toutes les manières offertes à l’humain, le corps, l’esprit, les sens, la parole. Elle avait aimé la vie en

elle-même, pour elle Laure, pour les autres. Ah ce respect de la vie, cette ferveur devant la vie des autres, devant tout ce qui bougeait et respirait, bêtes et gens, insectes et fleurs – avec ces échanges incroyables entre les plantes et elle, les amitiés avec les insectes, les vers de terre (combien de fois n’avait-elle pas, après une averse, déploré le sort du lombric imprudent qui trompé par l’humidité du sol s’était aventuré jusque sur les dalles vite devenues trop sèches pour lui et dont elle remplaçait la résignation à une lente agonie par le retour sur la terre meuble où cacher ses blessures ?). Et les caresses aux  plantes, les  baisers furtifs aux hibiscus qui s’offraient langoureusement à ses regards, en attente de contact, et à qui elle parlait en chuchotis câlins, appuyés et construits, oui de vraies phrases qui étaient des compliments et des encouragements à continuer d’être aussi beaux…Pour les chats, c’étaient des discours tendres, des entretiens amoureux auxquels ils répondaient avec la queue dressée, par des ronrons élégants, discrets ou tonitruants, lesquels s’étouffaient dans la gorge comme des fous rires. Et cette jouissance, dès les premiers beaux jours, à cueillir dans les plates-bandes du jardin, avant que le jardinier ne désherbe, les petites touffes si nettes du cresson alénois, au goût de cresson de fontaine un peu soutenu, un peu plus âcre, même lorsque la minuscule pyramide florale avait déjà dépassé le stade du bouton à peine ouvert…avec des excuses murmurées aux toutes premières cueillies – mais pas à toutes, ce serait ridicule : limitée aux déléguées, la courtoisie s’imposait comme une gentillesse entre personnes de bon aloi.

          Et les gens, alors ?...Quand elle avait pris sa retraite et donc, un peu avant l’heure, abandonné ses bien-aimés étudiants de Saint-Etienne en redoutant de ne plus avoir de contact avec ses semblables, elle ne se doutait pas que les lecteurs et les lectrices, rencontrés dans les salons ou au cours de signatures, en feraient peu à peu un succédané fort convenable. Que d’émotions à converser avec des amateurs des Nœuds d’Argile, du Grain du Chanvre ou de Vent debout qui connaissaient ses personnages aussi bien qu’elle, leur créatrice, qui lui citaient des détails ou des répliques comme si ils ou elles les avaient lus la veille !..Et puis de petites satisfactions ici ou là. Par exemple, quand une amie lui apprenait qu’elle avait discuté de Clair de Nuit avec sa voisine qui le lisait dans l’avion Paris-Bruxelles, ou quand une nièce en vacances sur une plage du midi précisait sur une carte postale  enthousiaste avoir vu la dame d’à côté lisant Le Livre de Juste, ce gros pavé qui n’avait rien d’un bouquin pour la plage…Plus la rencontre était inattendue, plus elle causait d’émoi, de fierté encore un peu incrédule. Cela, c’était pour les débuts, ou presque, de ses publications : une fois qu’elle avait pris le pli de cette adéquation entre ses textes et son lectorat, même s’il n’était pas question qu’on la saluât dans la rue avec cet air obséquieux et gourmand des téléspectateurs qui ont vu votre bouillotte sur le petit écran, elle se sentait assez justifiée pour avoir le droit de continuer. Il y avait longtemps qu’elle ne se posait plus la question. Ce n’était jamais pour le public, même pas pour son public, qu’elle écrivait : elle écrivait pour elle, parce qu’elle avait envie d’écrire, et tant mieux s’il se  trouvait des gens pour avoir envie de lire ce qu’elle écrivait. Comme pour ses mentions des animaux : certains lecteurs devaient bien passer rapidement sur des pages où un chat ou un chien avait sa place, mais d’autres de ses lecteurs lui avaient dit qu’au moment où le chat Pépère se faufilait à l’atelier pour y retrouver Marrain ils avaient bien cru l’entendre ronronner. Question d’antennes, au fond, d’organisations semblables de sensibilité – mais, à ne pas négliger non plus, la façon de dire…

          C’état sans doute à cela qu’elle tenait le plus, de tout l’ensemble idées et mots qui avait bâti ce « gros œuvre ». Elle l’avait dit dans son discours de réception lorsqu’on lui avait remis le Prix Bourgogne pour sa trilogie « Les Mains nues ».Elle avait de tout temps estimé qu’on ne pouvait être écrivain sans un style – et un beau jour elle savait qu’elle avait atteint trouvé recueilli ce style. Lorsque les graines ont mûri dans la cosse, la cosse s’ouvre d’elle-même. Un style bien à elle, inimitable répétait-on à l’envi chez les éditeurs, et il l’était peut-être. En tout cas on le reconnaissait dès le début de la première phrase, et c’était sa fierté depuis le premier jour, depuis sa prise de conscience que Laure c’était elle et qu’elle écrivait comme personne d’autre ne le faisait. C’était bien ce qu’elle avait constaté et constatait sans cesse, mais il y avait aussi tous ceux qui en parlaient, critiques, journalistes, lecteurs fidèles, proches ou gens de rencontre, toujours pour souligner cette facture singulière, ces structures inattendues, ces rythmes internes qui soudain se manifestaient au grand jour comme pour s’assurer qu’on les avaient bien perçus, cette musique de l’oralité, ces mélanges d’intensités et de registres. Et puis cet écoulement, chuchoté ou d’ample respiration (cela, c’était la formule chérie de l’amie roumaine qui avait voué sa vie d’amie et de critique à l’étude passionnée de ses textes) qui ruisselait

au long des pages sans avoir besoin de vérifier si on le suivait ou non, parce qu’on sentait bien qu’il vous emportait pieds et poings liés, la respiration coupée…

          Vuk avait eu raison de la pousser dans cette voie de l’écrit alors qu’elle était si agitée de réticences. Ce serait une dernière chose, certes – mais pourquoi serait-elle inférieure à ce qu’elle avait produit de mieux ? Et maintenant qu’avaient été dépassés les doutes, l’effort, les angoisses, les élans, les arrêts sur images (ces stops brutaux vous retenant au bord d’un gouffre, avec l’impression que vous alliez y tomber dans le vertige de l’exaltation) c’était bon de pouvoir se dire que vous aviez gagné votre pari. Même si ç’avait surtout été le pari d’autrui, voilà, c’était fini, c’était gagné. Restait à savoir si l’emporte-pièce plairait, ce qu’elle avait asséné au fur et à mesure que l’envie ou le besoin s’en faisaient sentir allait certainement hérisser. On n’était pas obligé de partager son amour débordant pour les animaux, ni ses opinions que, loin de les dissimuler ou même de les atténuer, elle exposait quand cela se trouvait, ni plus ni moins souvent, juste parce qu’elles venaient se présenter dans le fil du discours, ni réticence ni provocation, besoin de dire, tout simplement.

          Et dire sans fard, sans tricherie. Enoncer que les Israëliens se défoulaient de leurs sentiments de vengeance, pourtant  imputables aux nazis allemands, sur les Palestiniens parce qu’ils étaient sans défense, à leur portée, qu’ils étaient pauvres et prolifiques. Préciser qu’ils brandissaient à chaque instant avec dolence le souvenir de cette Shoah dans l’espoir qu’on ne verrait pas – mais si, on le voyait ! – qu’ils avaient retenu de l’enfer des camps d’extermination les formules à pratiquer pour les exterminations qui leur convenaient : priver les Palestiniens de nourriture, d’eau, d’électricité, de fuel, de l’argent qu’ils auraient dû leur remettre et qu’ils confisquaient, de liberté de déplacement, de la possession de leurs terres ancestrales, de leurs maisons ou de leurs cultures pour y installer leurs colonies. L’épuration ethnique que symboliserait à jamais la Shoah leur servait de modèle, ils en poursuivaient le projet avec la même cruauté froidement, criminellement raisonnée (du moins c’était là ce que pensaient et faisaient leur armée, leurs divers gouvernements, leurs extrêmes-droites criminelles, leur Likoud) sans faire intervenir le moindre sentiment de pitié (c’était tellement ce que faisaient les nazis à Auschwitz, à Dachau, à Theresienstadt, à Treblinka, au Struthof…). Oui, dire les choses comme elles étaient, en faisant ressortir ce qu’elles signifiaient en vérité ou en horreur, afin que les étourdis ou les inconscients si facilement marqués par les rumeurs frontistes pussent, avec un peu de chance, au moins s’arrêter une minute pour réfléchir à la chose (pour les convaincus, ce serait peine perdue, mais les convaincus n’allaient jamais acheter ce livre).

          Ce livre, ce livre… A peine vagissant – elle ne l’entendait même plus. Mais c’était d’elle que venait cette impression de silence, elle savait qu’il était là, et qu’il vivait, puisqu’il vivait de sa vie à elle. Plus qu’aucun autre peut-être même avant lui… Comment savoir ? Elle avait tant aimé certains, elle les avait        portés en elle pendant de si longues gestations – vingt-deux mois pour Les Nœuds d’Argile, neuf mois seulement pour Clair de Nuit, si curieusement écrit dans la foulée et si curieusement suivi, sans reprise de souffle (non, trois jours seulement de « La Matinée » au « Dernier Soir ») par ce Grain du Chanvre qui reprenait le fil de l’histoire juste là où elle n’avait pas mis le point final à la mort de Francis. Ah reprendre l’histoire des Pacôme au moment de la mort du père, pousser Jeanne à renaître de ses cendres, à aimer de nouveau, puis à s’émanciper dans les voyages avec un cœur désormais cadenassé…Retrouver les émois d’un autre couple dans une autre saga, bien-aimée elle aussi, leur faire franchir l’Atlantique pour pouvoir s’aimer librement… Elle avait tellement aimé faire vivre ce Wolf, cette Leni, ce Valmy, ce Mich, ç’avait été un foisonnement de vies si exaltant à accompagner et à dépeindre… Etait-ce un signe des temps qu’elle eût cette fois consacré son écriture à se peindre parce qu‘elle n’avait plus personne autour d’elle pour entretenir les élans d’une recréation frémissante ?

          Elle l’aimait aussi, celui-là… Ce « queulot », comme on disait pour le dernier moineau d’une nichée, parfois le plus chétif, mais pas  nécessairement tout de même (voilà qu’à la seule idée de cette infériorité elle montait aux créneaux). Peut-être pas de la même manière, passionnée et violente. Mais elle l’aimait, elle sentait bien qu’elle l’aimait. Et pas seulement parce qu’il venait de se détacher d’elle, qu’elle s’attendrissait de lui avoir donné la vie, qu’elle s’étonnait même, presque (mais presque seulement) de l’avoir réussi comme terme de son entreprise physique, oui, matérielle, puisqu’il était là, bien là, avec toutes ses pages - qu’elle allait sans doute modifier avec des suppressions à contrecœur et des ajouts toujours justifiés. Oui, elle avait toujours préféré le plus au moins, le trop au pas assez, elle ne s’en cachait pas, elle le proclamait sans état d’âme, cela aussi il fallait le lui passer, jamais elle ne se sentait aussi bien, aussi elle-même, que dans les grandes envolées lyriques lorsque soudain le flux des mots se mettait à flamber sans qu’il y eût de sa faute à elle Laure, c’était ainsi, il fallait le prendre comme il venait, le suivre surtout sans perdre pied, sans perdre le tempo, les mots couraient, s’emplissaient de sens de sentiment de passion il n’y avait qu’à suivre tout s’enflait comme une vague on se laissait porter par cette houle mais il ne fallait pas oublier d’écrire de transcrire de transmettre et c’était parfois une torture de devoir écrire au lieu de simplement écouter ce qui se disait en elle

          Allons, bon, qu’avait-elle à rêvasser de la sorte ? Elle n’avait tout de même pas à se justifier d’aimer ce nouveau-né qui ne manifestait pas qu’il était en vie, mais elle savait qu’il vivait, elle sentait encore son cœur qui battait comme lorsque dans les derniers instants ils n‘en avaient qu’un, certes à présent c’était le sien à elle qui battait le plus fort mais elle savait que l’autre avait conquis son autonomie, elle le savait puisqu’elle la lui avait léguée, c’était sa fierté et son soulagement. Et elle lui devait un nom, encore – la mise au monde s’accompagnait d’annexes pas toujours drôles, mais ce choix du nom lui revenait à elle seule. Il  devait être assez frappant pour se démarquer des autres, ceux des portées précédentes qui avaient été conçues dans d’autres circonstances, selon d’autres conjonctions d’astres. Un nom bien à lui, en somme, peut-être même qui annonçait qu’après lui il n’y aurait plus rien.

          Et qui sonnât bien. Haut et clair. Annonçant la teneur, comme la couverture d’un livre donne une idée, peut-être non de l’histoire à découvrir mais  au moins de sa tonalité. Rien n’empêchait de rêver devant la couverture du livre dans lequel on allait se plonger, même si c’était une couverture blanche, juste un filet de couleur pour souligner l’austérité de son rectangle – un minimalisme de bon aloi, enviable pour une fois…On n’avait pas besoin de doubler l’impact du titre, il devrait suffire. Haut et clair. Son titre serait-il cette fois au niveau des autres, de tous les autres, attachants évocateurs poétiques ? Beaux : tout le monde s’accordait là-dessus. 

          Alors, celui-ci ? Tout sur Laure ?... Elle n’aurait pas tout dit, en toute honnêteté, il y avait des choses qui ne se disaient pas. Il fallait bien préciser qu’il ne parlerait que d’elle, afin que les peureux pussent tourner bride et les indifférents s’abstenir – ou ceux, bien sûr, qui ne l’avaient jamais aimée et n’avaient pas aimé la lire. A propos de Laure ? Cela lui faisait un peu trop penser à cet A propos of Dolores qui sentait trop un Huxley si étrangement daté. Et certes ce serait bien d’elle qu’il s’agirait, Je suis moi-même la matière de mon livre etc., ce serait affiché, cartes sur table, rien de secret, la transparence (la vraie, et non celle que brandissaient les politiciens pour mieux dissimuler leurs fraudes et leurs turpitudes), et chacun saurait que s’il voulait un autre sujet de découverte ou de méditation il lui faudrait dare-dare reposer le livre et foncer ailleurs. Et puis il faudrait  peut-être faire intervenir un jugement extérieur, avec ou sans loupe, sans passer par elle – mais c’est qu’avec ce livre il faudrait passer par elle  sans arrêt. Avec un Avant-propos peut-être ? un Avis au lecteur ? Oui, Laure c’est moi. Je vais donc vous parler de Laure, donc de moi, en long en large et en travers…

          Elle savait que l’impatience, de l’autre côté de la porte, allait devenir (ou était déjà devenue) insupportable. Non seulement pour Vuk presque malade de tension, mais aussi pour Claudie qui elle aussi trouverait que cette attente devenait inquiétante et qui était sans doute toute prête à intervenir, comme dans les moments de grande crise. Elle songea à l’accueil reçu après ses trois ou quatre jours de claustration, tout au début de l’entreprise, à ce soulagement de la voir sortir souriante, à cette joie de deviner qu’elle était lancée sur une piste qu’elle suivrait jusqu’au bout. Quelques mois s’étaient passés depuis, le printemps allait bientôt s’annoncer, Vuk était resté chez elle pour continuer ses    études à la Fac, les chats allaient tous bien y compris le dernier recueilli, ce rouquin malingre qui recherchait le confort contre elle en se plaignant tristement mais dont elle avait soigné les plaies et les yeux larmoyants. Et le livre était terminé. Tout baigne, aurait dit Rémi.

          Elle allait  donc retrouver son monde, une fois la porte ouverte, elle aurait déposé les tensions qui avaient encombré l’atmosphère de ces derniers temps, paralysant l’aisance des conversations dans la crainte de toujours revenir à ce sujet qui la rongeait et qu’en dehors de l’écriture elle aurait souhaité négliger. Ce n’était pas le moment d’en parler, même incidemment – elle aurait eu honte de paraître distribuer quelques rares miettes de sa réserve comme si la jalousie ou la méfiance la retenaient par principe de s’ouvrir davantage. A présent on pourrait se remettre à parler de tout, y compris du livre, et désormais elle ne s’en irriterait pas, il serait là pour ça, il était né et il avait envie de vivre, elle allait laisser les autres s’en occuper s’ils en avaient envie. Elle voulait juste leur annoncer le titre, seule manoeuvre théâtrale remplissant la fonction des jambes de Mistinguett sur son escalier des Folies Bergères ou du Casino de Paris – L’ai-je bien descendu ?

          Mais elle aussi allait montrer son savoir-faire. Il suffisait d’un titre bien trouvé, haut et clair, sonnant sans trébucher, à claironner comme paraphe ultime.

Ce serait vraiment là un point final. Un vrai. Pour le livre, pour la carrière de l’écrivain. Une signature en dessous de l’autoportrait. Mais pas pour exprimer la satisfaction béate d’avoir pu fixer ses traits sur la toile : savait-on suffisamment bien lire dans les regards de tous ces grands peintres qui sans arrêt recommençaient ce travail sur eux-mêmes ? Lire combien les angoissait de voir fixé à jamais le résultat de tant de concentration et de travail ? Elle aussi, au fond, avait montré son travail. Le travail de toute une vie, dans les deux directions qu’il avait bien voulu prendre – et même comment elle avait entrepris cette dernière tâche, l’avait menée à bien, par les monts et les vallées de l’humeur, n’avait jamais dissocié  les ressorts de son expression de l’effort et de la méditation, n’avait jamais dissimulé comment elle s’y prenait pour métamorphoser  les pensées ou les souvenirs en écriture destinée à demeurer.

          Soudain un éclair. Laure dans le titre bien sûr, mais Laure au travail ? C’est vrai, elle avait été une bûcheuse toute sa vie, elle n’avait jamais souffert d’avoir à travailler. Mais là, pour tout condenser exprimer expliquer… Laure à l’œuvre ? Mais oui, Laure dans ses pompes et ses œuvres, en train de terminer le gros œuvre cher à Rémi.  Laure à l’œuvre… Cela sonnait haut et clair. Elle eut une pensée pour Rémi, elle le vit prendre son air moqueur pour souligner le manquement à sa parole. Tout à coup, le vent fraîchit. La montagne devint violette. C’était le soir. Elle allait ouvrir sa porte, sans emphase, avec naturel. Oui, c’est fini. Que pensez-vous de Laure à l’œuvre ?

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10 juillet 2020 5 10 /07 /juillet /2020 19:38

          Chaque achèvement de    dernier chapitre, donc chaque achèvement d’une œuvre (sans même qu’il y eût trop de scories à négocier par la suite : le contrôle avait été fait au fur et à mesure) s’effectuait selon la tradition. Rémi y veillait avec une sollicitude pleine de tendresse, anticipant sur l’émotion de leur étreinte dès qu’elle ouvrirait sa porte, retenant les chats d’aller griffer le bois pour être admis à son bureau, marchant sur un coussin d’air, faisant de sa présence une évanescence muette. Il ne permettait même pas au cliquetis raffiné des flûtes qu’il disposait sur le plateau florentin à décor vert d’eau et or – toujours le même – de signer sereinement l’impatience de bon aloi qui régnait : le champagne devrait surgir comme par magie, au moment même où elle Laure sortirait, avec la gestuelle comique d’une diva se lançant dans son dernier aria ou comme Mistinguett en haut de l’escalier de théâtre qu’elle descendait en faisant admirer ses jambes assurées au tarif de luxe. Une gestuelle comique, mais les yeux pleins de larmes et le cœur remonté dans la gorge.

          A quatre reprises, elle avait eu droit à la Marseillaise. Cela s’était trouvé comme ça, mais c’était une bonne farce que coïncidât avec cette récurrence le grand événement sportif de la nation (celui qui associait parmi le public, comme un seul homme, les amateurs d’athlétisme ou de beaux paysages de montagne, tous plus ou moins soudés par l’attente maligne, mal refoulée, des chutes, et pourquoi pas des catastrophes) et le couronnement d’un exploit intellectuel de plus d’un an à chaque fois. Elle ne se rappelait plus quels champions avaient été salués en même temps qu’elle – Bobet ? Hinault ? Anquetil ? Fignon ?  Rémi se serait sûrement rappelé. Elle s’en moquait, elle avait vu son exploit à elle salué solennellement dans l’euphorie de la nation, c’était bien là encore une autre espèce de tour de force d’avoir gagné pareille attention pour avoir mis le point final à un manuscrit.

          Point final, point final… Mais non : plusieurs de ces romans n’en comportaient pas. Les Nœuds d’Argile, par exemple, qui avaient inauguré la série : la mort de Francis (après celle de Marrain enregistrée en quelque sorte en direct – étrange et prenante expérience) s’effilochait au rythme saccadé du souffle qui se faisait rare, pénible, inexistant en même temps que la pensée se délitait, s’empâtait, s’embrumait jusqu’à s’éteindre sur un nom. A l’époque, c’était une audace que de terminer sans le recours traditionnel à la structure romanesque qui contemplait de l’extérieur l’arrivée du dernier soupir. Rendre perceptible cette entrée dans la mort de l’être, pensée et souffle, était une aventure excitante et solitaire, et elle avait été surprise de voir d’après les confidences de lecteurs envoûtés par le récit comme cette tentative de rendement de la dissolution de l’existence avait eu du retentissement auprès du public, même le plus simple, qui lui disait « avoir respiré en même temps que Francis, s’être essoufflé comme lui, avoir perdu le fil de sa pensée, comme si vraiment on mourait avec lui ». L’expérience était donc inédite aussi  - et bienvenue - pour les lecteurs, comme, au début de Clair de Nuit (lui aussi sans point final puisque le roman s’achevait sur la mort de Julien en direct) l’absence de majuscule et de phrase construite pour mieux faire pénétrer dans la pensée du héros de l’histoire : « c’est comme si on prenait le train en marche », lui avait dit une lectrice, ce qu’approuvait tout un petit groupe à la fin d’une séance de signature.

          La mort de Juste aussi s’inscrivait dans une plongée en son agonie et non dans sa description clinique extérieure. Pas de point final là non plus, on se sentait empoigné comme si le cœur en était arrivé à ses derniers soubresauts. Cette dilution en parallèle du ressenti et du raisonné se reproduisait à chaque perte de conscience, à l’arrivée dans l’ensommeillement, au début d’un évanouissement. C’était une manière neuve, parfaitement inédite, de faire pénétrer dans la mentalité de gens en train de se débattre avec l’effondrement, passager ou définitif, de leur individualité. Elle en avait tiré une jouissance ineffable, comme si elle-même mourait, s’endormait, s’évanouissait – aux aguets de l’intérieur de l’extinction qui se produisait alors et non la guettant avec la lucidité d’un observateur extérieur. Et chaque fois qu’un lecteur ou une lectrice lui parlait de cette manière qu’elle avait d’écrire  ces états au bord du gouffre de l’inconscience, elle se sentait justifiée, dans le partage réussi du verbe et de l’impression produite par le verbe.

          Avec ou sans point final, de toute façon, l’achèvement d’un texte, surtout s’il l’avait tenue en haleine pendant des semaines et des mois, se passait tout seul désormais, sans le champagne que Rémi servait avec les yeux humides. Elle se sentait un peu palpitante, doucement remuée par la fierté d’en avoir terminé, d’avoir encore mis au monde une œuvre s’ajoutant à l’œuvre déjà publiée (ce que Rémi appelait facétieusement « le gros œuvre »), et c’était là une récompense à laquelle elle n’aurait renoncé pour rien au monde, une sensation de jeune mère (à chaque fois une jeune mère, oui, l’émotion ne prenait pas d’âge) - pas très sûre, la jeune mère, que le nouveau-né fût aussi beau qu’on allait le dire mais s’apprêtant avec un soulagement un peu épuisé à entendre des compliments sans commune mesure avec la réalité (tout cela dans son esprit : il y avait plus de douze ans qu’elle terminait sans les félicitations de personne des textes  publiés sans problème par la suite, pas de partage d’ivresse, et avec l’habitude prise par nécessité sans Rémi l’ivresse lui revenait tout entière, oui, non partagée – cela ne compensait pas tout, mais c’était aussi à considérer).

          Cette fois-ci il y avait un point final. Elle avait opté pour autre chose que l’offrande de sa mort, même si c’était bien ce qui allait arriver peut-être d’un jour à l’autre, qu’en savait-on ? et qu’elle serait bien en peine de la transcrire comme elle l’avait fait pour Marrain, pour Francis, pour  Juste. Elle était encore là, tonnerre – et certainement pas pour, une fois remise de ses fatigues et de ses émotions, répondre encore sottement oui à toute suggestion d’un nouveau texte à écrire. Une sottise de ce genre, cela suffisait pour toute une vie, elle l’avait faite en fin de parcours, plus de place non non non pour recommencer l’imprudente aventure. Elle avait expliqué une fois à Rémi qu’elle aimerait terminer son dernier livre sur une phrase de Daudet qu’ils utilisaient pour rire souvent dans leur quotidien : Tout à coup, le vent fraîchit. La montagne devint violette. C’était le soir ». S’il jugeait qu’elle devait prendre un gilet pour sortir au jardin en fin de journée, il énonçait le premier tiers. La suite des trois propositions se déroulait en chuchotis, lorsqu’il avait envie de donner le signal du départ dans une réunion ou une rencontre où elle avait encore, elle, quelque chose à dire au moment des adieux A ses yeux à elle, l’arrivée de cette conclusion sans fioriture scellerait avec intelligence un ample déroulement, pris et repris, de ces temps de brume où la personnalité s’étoufferait, mémoire en déroute vision déficiente audition brouillée pensée paralysée. Cela ne se décrivait bien que de loin, hors urgence – c’était sans doute pour cela qu’elle aimait tant revenir sur ces sensations d’étouffement, d’enlisement de tout l’être, physique et mental, parce que cela ne se passerait probablement pas de la sorte et, donc, elle s’accrochait de toutes ses fibres à cette configuration poétique surréaliste.

          Mais elle ne terminerait même pas sur la phrase de Daudet. Elle l’avait aérée, oui, elle avait évoqué le sourire de Rémi qui se moquerait de ses promesses non tenues. Elle la remiserait maintenant, sans l’utiliser – et malgré elle jaillit dans sa mémoire le geste de Jeanne, dans Le Grain du Chanvre, quand elle quitte la maison où elle a vécu si pleinement avec Marrain et qu’un déménageur navré lui signale qu’il a cassé, en la décrochant de la porte d’entrée, la plaque de terre vernissée où Marrain avait gravé «  JEANNE  PACOME  – COUTURE ». Symbole de la fin de temps heureux : la moitié de la plaque pendait encore à son clou, on aurait pu la faire se balancer en la poussant de l’index.  Jeanne avait pris les deux morceaux avec des doigts glacés, elle les avait déposés dans le fond de son grand sac comme on couche un enfant mort dans son berceau. La phrase tintait lourdement en elle, il lui sembla que ses doigts à elle devenaient glacés à leur tour, et elle ne s’étonna pas que l’émotion de Jeanne lui poignît la gorge – c’était déjà le chagrin de Laure qu’en ce deuxième volume des « Mains nues » Jeanne avait ressenti… 

          Et certes se passer de la phrase de Daudet pour clore ce dernier livre, c’était moins grave que remiser dans l’ombre et bientôt dans l’oubli le témoignage d’un bonheur enfui. C’était quelque chose tout de même, une espèce  d’abandon, une presque trahison. Mais il fallait bien que le dernier adieu fût énoncé avec panache, puisque ce n’était plus l’histoire des autres  - amour, ambition, jalousie, égoïsme, désamour, nostalgie - qu’elle avait entrepris de raconter. C’était la dernière occasion, ni plus ni moins, si elle désirait laisser un ouvrage qui parlerait d’elle, et c’était bien ce qu’elle avait eu l’intention de faire avec celui-là. Je vous ai bien parlé des autres, vous m’avez connue et aimée à travers eux, maintenant c’est mon tour, je n’ai plus guère de temps à moi, laissez-moi dire, laissez-moi faire, Oui Laure c’est moi, vous ne m’oublierez plus après m’avoir lue dans ce livre-là.                   

          Elle pouvait bien prendre son temps aujourd’hui : elle avait mis le point final, elle avait laissé sur l’ordi la dernière page toute lumineuse, elle n’avait pas  imprimé la dizaine, la douzaine peut-être, qu’elle avait pondue depuis la veille, un peu pendant la nuit, sur le matin plutôt, à une heure indue, inhabituelle, surprenante, où toute la fin s’était déroulée comme si elle n’avait plus qu’à transcrire sagement. Dans l’apaisement, et non, comme certaines fois, dans la souffrance du devoir mourir à travers ses personnages. Pas de souffrance cette fois-ci : il s’agissait d’elle Laure et elle n’avait pas pour principe de s’attendrir sur son sort. Elle savait bien (et comment, spalavieu ! lui soufflait son père) ce qui l’attendait, pas de problème pas de panique : elle survivait sans trop e mal de sa petite survie tranquille, le livre s’était achevé sur ce tempo serein, elle avait dépassé les affres du  recommencement plus ou moins accepté avec résignation et puis elle était passée dans des zones sans turbulences (le mot lui évoquait les traversées de l’Atlantique si familières : Rémi et elle se disaient à chaque fois, plaisamment, lorsque après les ventes de parfums détaxés et de bricoles de luxe proposées par les hôtesses s’était   établie dans l’avion une effervescence peu propice au calme du sommeil si parcimonieusement à venir, qu’il allait y avoir une annonce de turbulences : dans la minute le commandant prenait son ton sérieux pour engager tout un chacun à regagner sa place et à boucler sa ceinture, car on allait danser). La plupart du temps on ne dansait pas, sauf une ou deux petites embardées que, mauvais esprit, elle avait souvent attribuées aux astuces de conduites du commandant lui-même, sans même savoir si la chose était possible le moins du monde.

           Elle se retrouvait presque dans le même état d’esprit qu’avant sa plongée dans ce dernier ouvrage : en attente, l’impression que tout se trouvait à présent derrière elle, mais bien rangé, bien en ordre, valises étiquetées (non pas avec la mention de la destination, mais au moins à son nom à elle : oui, toutes ces valises lui appartenaient). Il y en avait même une de plus, pas encore tout à fait bouclée puisque la dernière page trônait encore sur le PC, elle avait même cru l’espace d’une seconde que la luminosité en était spéciale mais non, c’était encore une fois un tour de son imagination, la lumière de la page était normale, banale, qu’allait-elle chercher là ? Pourtant c’était la dernière page, elle prenait son temps, non pas pour l’admirer mais pour s’emplir de la pensée que c’était bien la dernière, enfin amenée au jour et à la vie – elles méritaient bien toutes les deux de demeurer un peu côte à côte dans le calme, chacune considérant l’autre avec affection, deux complices en somme, liées l’une à l’autre en douce, impossible d’expliquer ça à personne et cependant c’étaient là des minutes extraordinaires.

          Elle attendait, oui, comme si elle n’avait plus rien à faire. Et pourtant elle était bien consciente que derrière sa porte l’attente était moins tranquille, plus énervée que de son côté. Vuk devait marcher en long et en large, s’asseyant pour prendre un bouquin, le posant dans la foulée, incapable de s’intéresser à autre chose qu’à ce moment où sa porte s’ouvrirait. Elle n’aurait plus les gestes de victoire pleine d’émotion qu’elle avait pratiqués pour  Rémi si longtemps, du moins chaque fois qu’il s’agissait de se réjouir d’une nouvelle augmentation du « gros œuvre », avec ou sans l’accompagnement de la Marseillaise des champions de la grande boucle. Il y avait des choses du passé qui ne reviendraient plus jamais, elles existaient encore quand on les évoquait et elle Laure n’y manquait jamais, toutefois elles étaient défuntes, elles avaient appartenu à un temps périmé. Elles seraient obsolètes, si elles avaient à présent l’intention de se manifester dans un contexte différent – mais qui voudrait leur faire prendre l’air, les ranimer de leurs cendres, les faire s’agiter dans le vide ?

          Ce livre d’ailleurs était spécial, puisqu’il était le point final plusieurs fois dénié à d’autres livres. Il allait constituer un hapax dans la masse publiée, et cela même si on faisait intervenir la masse restée sagement dans les tiroirs, dont elle parlait parfois elle Laure,  comme on époussette un tapis, une descente de lit, un coussin, avec le sentiment du devoir de mémoire, sans se réjouir ni en penser grand-chose (est-ce qu’on pense à grand-chose quand on époussette une descente de lit ou un tapis ?). Un hapax, oui, puisqu’elle serait comme le disait Montaigne , «  elle-même la matière de son livre ». Et pourquoi pas ? Certes il y avait des réussites qui s’imposaient à la postérité comme ces Essais toujours en vie, mais on pouvait exister à côté des écrits de Montaigne, personne n’attendait que la vie de ses livres dépassât les siècles et puis enfin il y avait manière et manière de lire un livre, elle préférait que parfois la passion offerte au public s’installât dans son organisation de sensibilité par le biais d’une belle histoire de flamme et de cendre, et c’était même souvent ce que les lecteurs préféraient, c’était si facile de se perdre dans les émotions des personnages, de les prendre sur soi, de s’y laisser envelopper comme d’une couverture dans laquelle pleurer si les larmes venaient. Il n’empêchait qu’avec un peu plus de participation de la conscience, de la volonté, de l’attention, les lecteurs pourraient fort bien s’accommoder du livre à venir, parce que précisément elle ne s’exhiberait pas, elle Laure, telle Mistinguett en haut de ses marches mais dans sa vérité de femme, d’écrivain, d’amie.

          Mais oui, elle pourrait tout aussi bien être acceptée comme la non frileuse qui jusqu’au cœur de décembre portait des sandales d’été avec les pieds nus comme les Bénédictins (la foi en moins mais la même résistance têtue au froid), que comme l’adolescente prolongée dont le M du mariage était si nettement creusé dans sa paume gauche, ou que la femme aux onze chats (et certes le nombre avait évolué selon les époques, depuis quarante-cinq ans qu’elle récoltait tout ce qui se perdait ou qu’on abandonnait dans son quartier, mais il se trouvait que, comme pour la patrouille de France à la formation inamovible, depuis plusieurs années, les uns remplaçant les autres, le chiffre avait conquis une sorte d’étrange fixité). Onze, c’était un chiffre un peu remarquable, un nombre premier si elle calculait bien, un de ces nombres fascinants, magiques, comme sept ou treize qui lui venaient à l’esprit de manière automatique si on lui demandait un chiffre, des chiffres caressants, bénéfiques, câlins – oui, sept ou treize, c’était le mieux, mais onze ça n’était pas mal non plus.

          Elle ne cacherait rien, elle n’avait rien à cacher. Si elle détenait des secrets des autres – ça n’était pas interdit, ça pouvait fort bien arriver dans le cours d’une longue vie – elle les gardait et les avait gardés comme ceux des autres. Ce qui la concernait directement pouvait être publié, elle était la femme aux portes ouvertes, sans besoin de se constituer des zones de silence ou d’interdit comme certains qu’elle connaissait, c’était le signe d’un caractère ouvert que de laisser les portes sans les fermer avec rigueur derrière soi, oui elle n’aimerait rien cacher, elle pourrait bien tout dire. Elle donnait ses recettes de cuisine ou de pâtisserie (et avec le souci de la vérité : elle pensait avec incompréhension à cette vieille de Mellecey - ou Dracy peut-être, elle ne se rappelait plus très bien, ça remontait à ses vacances à Germolles, juste après la guerre en tout cas -  qui avait le chic pour faire des meringues à manger à genoux, à la fois friables et délicates à l’extérieur, avec au centre un cœur presque liquide, à peine pris, qu’on pouvait agacer de la langue et faire fondre dans l’extase sous le palais. Son amie d’enfance, restée avec elle toute une vie dans le même village, la suppliait de lui donner sa recette, tant et si bien qu’elle finit par la livrer, sous le sceau du secret. L’amie se lança dans l’opération avec un sentiment de victoire – mais non ! R.A.F., comme on disait dans la première phase de la guerre : tout s’était affaissé dans le four, même mis à la température minimale requise. La seconde vieille s’émut, réfléchit, ne parla de rien à personne ; puis elle alla se poster près des fenêtres de la première vieille, jusqu’à ce beau matin où elle put la voir à l’œuvre – et vérifier que la quantité de sucre n’avait rien à voir avec celle qu’on lui avait sous le sceau du secret indiquée. Elle enregistra la correction nécessaire, réussit la prochaine tournée merveilleusement – puis toutes les autres par la suite – sans trahir ni son secret ni celui de l’amie d’enfance, mais personne n’avait su si avant de mourir elle avait révélé la recette, au moins à ses proches). Elle Laure donnait ses recettes, comme elle avait donné aux générations montantes ce qu’elle savait et qu’elle avait jugé utile à savoir ou utile à l’autonomie de l’esprit. Une fois formé, chacun se débrouillait à sa manière, il avait les clés si on les lui avait transmises.

 

                                                                                                                                  (A suivre)

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10 juillet 2020 5 10 /07 /juillet /2020 19:33

          C’était peut-être qu’il avait pris des rythmes à elle, des habitudes de vie, des façons de voir, et surtout sans doute après avoir pénétré si loin, si profond dans son monde intérieur après qu’elle l’y eût invité si largement : en tout cas il se sentait presque capable de l’imaginer en train d’élaborer ce qu’elle entendait bien considérer comme sa dernière œuvre. En gésine, Laure… L’expression eût pu le faire rire en d’autres temps, pour le moment elle l’agaça, il la considéra presque comme indécente. Et puis, il pouvait tout aussi bien l’imaginer élaborant autrement que dans les affres, en survoltage certes, au point d’en être passée à un état second  (la conscience du réel perdue mais la conscience du moi également effacée, l’écriture se faisant presque en dehors d’elle, les idées et les mots se bousculant au portillon pour respirer à l’air libre, avait-elle le temps de choisir les mots et les idées, rien de moins sûr, quand on met au monde on expulse, la théorie ne dépend plus de personne, on s’arrange pour aider au processus comme on le peut, on n’a pas le choix pour les temps de pause ou les positions il faut suivre) – mais l’état second avec son flux impérieux dans lequel on se laissait entraîner sans avoir une grande responsabilité dans l’affaire, cela pouvait aussi se passer dans un élan joyeux, dans des poussées irrésistibles, dans une sorte d’envolée athlétique hors de la matière  - et c’était paradoxal puisque cet envol ne pouvait avoir lieu sans sa complicité -  alors qu’on baignait dans cette matière orale, expressive, généreuse, qui se brassait avec opulence et force et tendresse, et qu’il s’agissait en vérité d’en faire sortir une forme opposable à tous, bien en chair, vivante de toutes ses palpitations. Et cette ivresse de la sortie  se préparait déjà, elle colorait déjà les convulsions, elle s’était amorcée dès les premiers instants du travail et, après être demeurée en sourdine histoire de voir comment les choses allaient se dérouler, s’insinuait partout dans les volutes et les masses parturientes, se faufilait entre les bouffissures qui se mouvaient mollement comme sous l’action d’un levain, s’ajoutait en fin de compte à cet effort général vers la rencontre du jour.

          En quel état allait-elle apparaître à sa première pause ? Elle était tout de même fragilisée par l’âge, elle n’avait plus la belle forme du temps des recherches pour sa thèse, où elle tenait le coup, lui avait-elle dit, des quatre ou cinq jours d’affilée sans manger à midi ni s’interrompre, même pas lorsqu’il s’agissait d’une journée prolongée jusqu’à 21heures, une ou deux fois par semaine. Oui, elle tenait le coup, survoltée entre les cotes à trouver, les bulletins à remplir, les attentes pour avoir les bouquins – elle avait toujours des munitions annexes pour éviter la perte de la moindre seconde – et ne levant pas la tête entre les pages à consulter, les notes à prendre, les rapprochements à découvrir, les idées à enchaîner. La Bibliothèque Nationale de la Rue de Richelieu …Ou l’Arsenal, au Pont Marie, moins conventuel mais moins fréquemment. Cinq jours, ç’avait été son maximum, presque un record. Elle avait, même en ce temps-là où elle disposait d’une belle vigueur, eu du mal à terminer le contrat qu’elle avait signé avec elle-même, elle s’était endormie dès son installation dans le train, heureusement de Paris à Lyon elle avait eu le temps de se remettre quelque peu – elle avait craint un moment de se retrouver en Avignon ou même à Marseille. Ce Ramadan partiel lui coûtait de la chair et du muscle mais sans doute lui libérait-il l’esprit : elle s’étonnait souvent de voir l’abondance et l’intérêt de chacune de ces récoltes conquises sur la matière et sur le temps. Elle évoquait volontiers ces années de lutte cérébrale contre la montre, il avait pu entrevoir ce qu’une thèse comme la sienne  représentait comme épreuve d’endurance – pour ne parler que de la condition physique. C’était il y avait longtemps, s’il calculait bien : avant 70, oui, entre quatre ou cinq décennies…

          Elle serait échevelée, sûr et certain. Des cernes sous les yeux, les paupières rougies, les traits tirés, les pommettes enflammées, toutes les marques de l’excitation malgré l’épuisement. Elle n’allait pas tenir cinq jours cette fois-ci, les records d’antan étaient écartés sans conteste possible. Claudie était en souci, elle avait préparé d’autorité une poule au riz, tant pis pour les interdits et les interdictions, les senteurs du bouillon avaient commencé à se répandre par toute la maison et pourtant elle avait tenu fermée  la porte de sa cuisine. Mais lui Vuk devinait qu’il avait fallu bien du temps et de l’hésitation à Laure pour arriver à mettre en accord sa décision d’éviter la mort et la souffrance des bêtes d’abattoir de tous niveaux avec ses habitudes alimentaires où la volaille tenait une belle place. En fin de compte, il pariait que le fumet de la poule au pot avec ses aromates de vieille tradition – céleri, thym, cerfeuil, ail et échalote, clous de girofle  enjolivant un oignon blanc – avait toute chance de produire l’effet du baiser du Prince pour réveiller la Belle. Et depuis que ces effluves délicats gagnaient en puissance, il était sorti cueillir quelques roses, il était prêt. C’était presque inévitable que la porte finît par s’ouvrir, il le souhaitait de toute sa force, car il était exclu que l’un ou l’autre s’aventurât jusqu’à frapper à cette porte comme si une expulsion avait été décrétée d’autorité, l’intrusion risquant de susciter un tsunami d’incroyable irascibilité et, après quelques mots auxquels personne n’aurait pu trouver le pouvoir de répliquer tant ils seraient violents, le prolongement de la claustration apparaissant comme seul résultat de l’opération   tentative de sauvetage.

          Et les deux cogitations des fidèles avaient abouti. Les arômes de la poule au pot avaient pénétré les premières défenses, la Belle s’était rendue, sans doute parce qu’elle était à bout de forces mais aussi dans l’émotion de se voir entourée guettée soutenue par le souci de l’affection et du dévouement. La porte s’était ouverte lentement, elle se frottait les yeux dans l’encadrement – la Belle qui s’éveillait, l’odeur de la volaille avait bien joué le baiser du Prince, et malgré son émotion il ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle n’était plus de la première fraîcheur, la Belle, avec ses longues années derrière elle, et il s’en voulait de ne pouvoir effacer cette réflexion cocasse qui détruisait le pathétique du moment, et c’était tant mieux, car finalement il allait lui tendre son bouquet de roses et Brassens avait immortalisé le geste en le parant d’une étiquette inusablement péjorative. Claudie s’était avancée et avait pris Laure dans ses bras, la serrant puis la relâchant en disant que ça n’était pas trop tôt, et qu’enfin elle allait pouvoir aller passer son week-end avec son neveu et qu’elle s’était bien demandé si dans ces conditions il y aurait moyen de le faire. Lui, il était resté planté devant la porte, figé, ridicule avec son petit bouquet – bouleversé soudain de lui voir un air épanoui, souriant, illuminé.  Heureux, heureux. La poule au riz passerait toute seule, sans commentaire.

 

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9 juillet 2020 4 09 /07 /juillet /2020 17:45

PREMIERE REACTION CRITIQUE

 

          "Mais vous déstructurez au fur et à mesure que vous structurez!"me dit dans tous ses états un vieux monsieur qui s'affole devant mon dernier roman. Il  a passé sa vie dans la poésie du XIXème siècle et à mon avis il lui manque,  pour s'attaquer au roman contemporain, non seulement les basiques indispensables consolidés par la pratique de la masse textuelle, mais aussi l'instinct, le souffle, l'ampleur. J'avais anticipé qu'il se heurterait avec le livre. Ce livre est une sorte d'OVNI, qui n'a sans doute pas son pareil dans la production du roman d'aujourd'hui, quels que soient l'originalité de certains grands textes, leur sujet, leur approche des problèmes, leur impact à la lecture. Voir naître un roman est certes une aventure de lecture insolite, d'où sont absents les personnages et les inflexions du destin sur le déroulement de leur vie, à part deux réfléchissants en miroir dont, à propos de la naissance de l'oeuvre, on connaît surtout les méditations sur la transformation de l'idée ou du souvenir en matière romanesque vivante, palpable, calibrée. On est loin des aventures de Roméo et Juliette, voire de Cosette et Marius (et croyez bien que je ne m'en écarte pas sans admiration : il y a toujours place pour un petit coin fleur bleue bien caché comme les violettes sous les buissons d'avril). C'est qu'on ne peut pas tout le temps raconter des histoires, il y a temps aussi pour d'autres recherches.

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