LAURE A L' ŒUVRE, chapitre M, pages 126 à 129
(vendredi 3 janvier)
CHAPITRE M
Et puis il y avait le trésor des voix enregistrées – dans le cœur sans doute, nulle part ailleurs. Le parler précis, un peu pointu, jamais bousculé, de la mère : haut perché, car c’était une soprano fière de sa voix, et depuis longtemps puisqu’elle chantait en solo le Venite adoremus de la messe de Noël à Cluny quand elle avait douze ans et qu’on l’avait reconduite dans cette fonction jusqu’à son mariage. La gouaille de son père, la gravité de son ton officiel, sa voix de conférencier, son aptitude à mimer les façons de parler d’autrui, à singer les façons de faire – et cet arrière-plan de dérision toujours perceptible dans ses professions de foi les plus appuyées – Bien sûr que je suis heureux avec ma Maimaine, moi, comme un petit poisson dans le vitriol ! ». Il n’y avait rien à en dire, pas de formulation à mettre sur pied. On entendait, c’était tout. C’était délassant et drôle, un peu émouvant parfois.
Dès que l’image devenait plus complexe, on était bien obligé de recourir à la mise aux mots. Cela se faisait sans la moindre peine la plupart du temps, mais on avait besoin de l’opération parole, d’abord parce que la parole ne se détachait pas de la voix, elle en faisait partie – oh la Nuit de Rameau, au moment du dessert quand on avait une petite célébration au programme, la visite de la Cousine Fischer un jour de Carnaval, ou un dimanche de poulet de Bresse pour fêter un anniversaire un peu marquant. .. La Nuit de Silcher d’abord, comme un exercice de mise en voix, presque comme une parente pauvre – et puis celle de Rameau, sorte de sommet dans le culte des musiques spirituelles telles la famille les concevait à l’époque (pas de concerts dans les églises, pas de Bach pour le piano) : l’exécution du monument nécessitait de la concentration, et c’était bien le seul moment où frère et sœur acceptaient de cesser leurs disputes, pincements sournois, coups de pied sous la table, insultes chuchotées, menaces obscures mais terrorisantes pour le petit frère quand l’aînée, qui venait de « faire » le Moyen Age en histoire de France, pouvait puiser savamment dans les tortures mises sur pied par l’Inquisition – et on ne pouvait nier qu’il y avait de quoi épouvanter les innocents.
Chacun chantait sa partie, ce qui pour chaque syllabe créait une ample harmonie de sérénité et de plénitude dont aucun ne se lassait jamais. Elle, elle attendait surtout, lorsque, pour répéter les mots, les voix s’élevaient et se renforçaient – (Ton calme est infini…ça c’était pour le premier couplet, et quand on le répétait en enflant le volume, elle guettait que la voix du petit frère, si fraîche et pure, prononçât sur cal- le même son, ce qui au cœur des trois autres partitions donnait un intervalle de seconde inattendu sans doute qui, à elle en tout cas, donnait des frissons de béatitude). Et pour le deuxième couplet le miracle se reproduisait : c’était à Dissipe sa douleur, c’était sur ssi-qu’il répétait la même note, précieuse, délicate, redonnant naissance à cette provocante seconde à son tour génératrice de frissons. Elle n’en avait jamais parlé au petit frère, c’étaient là des sujets qu’elle n’aurait pas su expliquer ni commenter, mais elle sentait bien que le petit frère de son côté devait apprécier cet intervalle de seconde juste le temps d’une presque dissonance, elle le devinait à la manière dont il faisait sa voix aussi belle, aussi ronde, aussi inspirée que possible.
Il eût été bien difficile de ne pas recourir aux mots, dans ces citations de concerts familiaux où personne ne chipotait sur les paroles, même si de temps à autre s’élevaient quelques contestations sur la mesure. Le texte était tout prêt, s’imposait. Et quand elle parlait de formulation, c’était à tout autre chose qu’elle songeait, à l’intervention de l’expression au moment où la pensée, ou l’image, ou le souvenir, arrivait au jour. Oui, la mémoire déchargeait son colis, livrait une forme brute, certes riche de possibilités mais dont il fallait s’emparer, à laquelle il fallait donner vie, allure, solidité, sens – toute une élaboration indispensable, toute une construction à partir du gros œuvre. Dès que la mémoire avait effectué la présentation du souvenir, l’intervention de l’expression s’opérait, s’emparant de la livraison déposée dans son élan paresseux, le travail des neurones se précisait, accouchant, remodelant, manipulant, étoffant. Elle arrivait en fin de parcours, mais en vérité dès le début de son écriture elle avait d’emblée dominé les mécanismes si souples qui lui avaient permis de faire palpiter les images dans leur entremêlement avec les émotions, elle avait deviné qu’avec la maîtrise des mots cela constituerait son fonds de commerce, elle s’était installée dans ce territoire qu’elle s’était tranquillement alloué, elle s’y était enracinée, oui, naturalisée.
Et c’était de leur plein élan que les mots venaient. Aucun souvenir ne gagnait l’existence s’il n’était pas mis aux mots, mais les mots venaient tout seuls du même pas que s’effectuait la sortie hors des limbes, ils coulaient sans un accroc au même rythme que l’image arrivant à l’air du dehors. C’était ce qu’il fallait faire avec la moindre suggestion, si on voulait la transformer en remembrance qui pût tenir debout, qui pût prendre un peu de corps. Qu’éventuellement on pût présenter, voire raconter – et chaque fois qu’elle en arrivait là elle haussait les épaules. Raconter quoi ? et à qui ? et pour quelle raison ? Les trois questions demeuraient pour l’instant sans réponse. Elle n’était même pas sûre que, dans le simple cours d’une conversation à bâtons rompus, en citant à titre d’exemple, cela pût retenir l’attention de Vuk et encore moins son intérêt. Il y aurait beaucoup à faire, si elle devait chercher en dehors de soi le moindre écho de tout ce matériau réservé à son usage personnel.
De quoi de nouveau secouer la tête devant le projet auquel la poussait Vuk. En l’écoutant, en se persuadant par éclairs qu’il avait raison, elle laissait survivre les automatismes dangereux acquis au cours d’une vie, en particulier ce réflexe qui constituait à envisager comme indiscutablement partageable, comme immédiatement publiable, comme absolument utilisable, toute bribe de vécu qui remontait à sa conscience. Certes le face à face avec soi avait duré depuis toujours, sans cesse ouvert, en quelque sorte public, que la complaisance ou non eût été de jeu. Un matériau de choix, oui, précieux, opulent, qui fournissait de la texture et de la chair au texte, de la chaleur, de la vivacité, de la vérité. Bon. Elle avait su en tirer un maximum, comme le Minimir qui coûtait un miniprix mais faisait un max. D’accord : mais c’était de l’histoire ancienne. Comme l’époque où se situaient les produits de ménage dont les slogans finissaient par perdre leur vertu. Qui se rappelait le test-fenêtre des lessives ? Le « Enfoncez-vous bien cela dans la tête » d’avant la guerre, avec dessin du marteau à l’appui dans les journaux ? L’OMO qui lavait plus blanc – même qu’en Grande-Bretagne c’était PERSIL qui se chargeait de la tâche avec son « Persil washes whiter » - sans doute à cause des enzymes gloutons (mais ils étaient morts de faim ceux-là, depuis le temps). A l’heure présente – et déjà bien en perte de vitesse – c’étaient les Oméga 3 (ou 6, ou 9 : plus on est de fous, plus on rit) qui négociaient votre cholestérol, et personne ne vous demandait plus « Avez-vous goûté Planta ?» ni personne ne vous brandissait plus les préjugés qui vous coûtaient cher tant que vous n’aviez pas remplacé le beurre par de la margarine.
C’était mort tout ça. Vécu. Dépassé. Les jeunes d’à présent ne comprendraient plus rien, et dans le fond leur ahurissement serait de même nature et de même intensité que votre ahurissement à vous devant les rites et les façons de parler de la génération actuelle. Non seulement le vocabulaire vous était parfaitement étranger – ipod, podcast, briefing, babacool… - mais les objets, les formules, les rythmes vous déconcertaient absolument (et eux, les jeunes, que diraient-ils devant jitterbug, boogie boogie, charleston, dubo dubon dubonnet, RAF, No Pasaran, ersatz ou succédané, LSK c’est Eski ?) Il fallait comprendre, et admettre, que deux mondes coexistaient, l’un se préparant à disparaître pour laisser la place à l’autre, et que le remplacement se ferait selon les schémas de l’éternité, sans qu’une seconde la compréhension ait été autre qu’approximative dans les meilleurs moments. Et bien entendu ça condamnait toute prétention du souvenir à se faire partager – utile remise en place d’une disposition où elle n’aurait pu dire si c’était la naïveté la plus crasse ou l’outrecuidance la plus ridicule qui tenait la prééminence.
Et aurait-elle encore tant de souvenirs à engranger ? Ils feraient partie du sous la main, du au jour le jour – à consommer sur place et non à emporter pour de dérisoires conserves. Et tant mieux pour elle si elle avait eu la chance d’en avoir plein une longue vie et de toute sorte, et avec le savoir-faire qui leur avait assuré la mise en lumière, sinon la pérennité. Elle se rappelait l’un des thèmes majeurs du Journal indien, ce bel album né d’une collaboration insolite entre peintures et poèmes dont elle se demandait toujours pourquoi il n’avait pas soulevé l’enthousiasme de plus de lecteurs : l’éphémère du fragment de journal déchiré inclus dans la peinture pour survivre. Certain haïku lui paraissait magique pour décrire le procédé, comme si, collé à un mur, un bout d’affiche tentait de palpiter comme une aile :
Le fait s’obstine
à brandir sa banalité
en lambeau
Mais la mousson d’été se lève
et nul n’écoute
Le temps est roi, seul règne l’instant :
Charpie du temps
sur une plaie
Même les frissons de la mémoire
vont passer outre
et s’ouvrir sur le large
C’était bien là une belle façon de situer la durée de l’instant. Oui, la cause était entendue. La mémoire avait servi, et bien servi : qu’elle se repose désormais. Il n’y aurait plus grand-chose à venir – advenir, survenir – dans le peu de jours qui restaient à traverser encore. Ce qui viendrait – adviendrait, surviendrait – serait à cueillir à la main, comme un fruit mûr pour consommation immédiate. Pessimisme foncier, résolu, final : que chacun garde pour soi l’activité de sa mémoire, taillée à sa mesure, intransportable parce qu’indissociable du substrat vaporeux des limbes ou des grands courants échevelés aux grouillements incommunicables. Indécollable. Inadaptable. Impartageable. Du négatif sur toute la ligne, absolu, total. Au fond, une manière comme une autre de se préparer au néant. On en revenait toujours là, ou presque toujours – en tout cas le plus souvent. Elle en avait bien conscience, et cela la troublait, au lieu de cette belle indifférence si proche de la sérénité qu’elle avait imaginée dans ses méditations à froid.
Il fallait bien envisager la vérité de face. Un horizon rétréci, limité. Elle l’avait rêvé vaste, garni de toutes ses opulences, naturellement tirées du passé, de tous ses passés. Parce que ses passés avaient pris corps, elle les avait rendus montrables, partageables, elle en avait fait de la chair qu’on avait pu contempler, qu’on avait pu étreindre – eh bien c’était fini tout ça, ce qui restait encore debout plaiderait pour elle, témoignerait, se dresserait peut-être avec timidité s’il en était besoin, en cas d’oubli total, de grand silence, d’ignorance absolue. Mais on avait atteint les quotas. Il fallait tirer l’échelle. Le rôle de la mémoire n’allait pas au-delà de sa fonction ancienne déjà dépassée.
(à suivre)