LAURE A L' ŒUVRE, chapitre I, pages 85 à 87
(vendredi 11 octobre)
CHAPITRE I
Et voilà qu’il se sentait rempli d’une espèce de solennité, comme s’il voyait clairement en lui les territoires à arpenter. Il ne sentait nulle attirance vers le passé, le passé des gens, le passé des faits et leur agencement dans l’Histoire. N’était-ce pas après tout parce qu’il avait été déraciné dès l’enfance, coupé de ses racines nationales ? Bien sûr, grand-mère Zora lui avait chanté des berceuses de son pays, lui avait raconté les légendes qui traînaient dans son souvenir depuis des lunes. Et l’avait sagement entretenu dans sa langue maternelle, si bien qu’à sa mort il avait pu, à l’Université, accroître ses connaissances de littérature et approfondir son bagage linguistique, ce qui n’avait nullement fait obstacle à une intégration sans réserves. Mais ces thèmes de légendes ou de berceuses étaient-ils donc si naïfs ? il ne s’y sentait pas plus rattaché qu’à son passé serbe qui lui apparaissait comme à la fois simpliste et répugnant puisqu’il ne consistait qu’en guerre horrible et déchirements entre frères. Il avait de lui-même tâché de se tenir à l’écart, se détournant avec amertume des nouvelles et de la vérité de cette sale guerre, et si la haine de la guerre et des armes l’emplissait furieusement pour autant il refusait de situer ses thèmes dans son passé, qui ne pouvait que parler de sang, de tortures, de cruauté et de larmes. D’ailleurs cela se décidait au sein de ces limbes qu’il portait au profond de lui, or pas une seule fois la voix impérieuse qui avait trouvé un itinéraire jusqu’à son truchement à lui pour l’amplifier et la faire entendre à l’extérieur n’avait fait allusion au passé : pas de décor, pas d’images, pas de couleurs, pas d’atmosphère. Au contraire, cette sorte de lumière blanche des films de science fiction, cet éclairage de Guerre des Etoiles et d’intérieur de vaisseau spatial où l’on se mouvait à l’aise, avec des humains pas tout à fait humains de visage ou de démarche, avec l’impression qu’on avait réellement décollé de cette planète encombrante et maussade, où les pires ignominies se trouvaient avoir droit de cité. Il y avait donc du même coup tout le champ des mutants qui ne demandait qu’à se laisser développer et renouveler, et tout le domaine du rêve à traiter comme un objet palpable, vous délabrant sans doute pour se frayer un chemin hors de ses brumes, mais déroulant à perte de vue ses offres d’exploitation.
Il y avait tant d’univers à créer, faute d’en avoir sous la main à découvrir parmi les galaxies disséminées qu’on ne cherchait plus à compter par découragement… Le champ était libre. Recréer la vie sur cette planète à partir d’un gommage total, inexorable et minutieux. La repeupler en tournant le dos aux patrons sur mesure qui avaient instauré des fonctionnements meurtriers et criminels, en refusant tous les schémas de la facilité, en évacuant les systèmes qui tous avaient fait faillite. Refaire le monde. Ou peut-être, à partir d’un panorama d’apocalypse où la cendre et la suie se partageaient le territoire, se projeter dans un futur d’angoisse pour en faire ressortir l’imminence. De toute façon la vision du futur ne pourrait être que terrifiante, il était inutile de se persuader du contraire.
Cela ne voulait pas dire non plus que dans le passé tout allait pour le mieux. Au contraire, elle insistait toujours, lorsqu’elle évoquait les temps anciens, sur la dureté d’assurer la survie de sa famille à peu près à toutes les époques. Elle lui avait brièvement parlé du Cri du Ventre, une pièce de théâtre qui avait été créée à l’occasion du bicentenaire de la Révolution de 1789 et dont le titre disait bien ce qu’il voulait dire. Elle faisait renaître les journées des 5 et 6 octobre, lorsque le peuple de Paris s’était en masse rendu à Versailles pour en ramener « le boulanger, la boulangère et le petit mitron », car de toute évidence une fois arraché à la cour le monarque allait remplir les coffres des boulangeries et par sa seule présence faire cesser la famine. La création de la pièce avait eu lieu exactement dans la semaine du 6 octobre 1989, deux siècles plus tard, et l’accent avait été mis sur les tourments de la faim accablant une famille de paysans, eux qui pourtant faisaient pousser le blé mais n’avaient pas le droit de le moudre à leur convenance. Oh elle était ouverte à cet aspect-là du passé et sans aucun doute c’était cette vision sévèrement lucide qui avait déterminé sa philosophie et son attitude militante.
Et pour autant elle conservait pour le passé une fascination dont elle n’avait jamais pu se déprendre. Il avait deviné peu à peu, avec étonnement, que les souvenirs tirés des ténèbres profondes affleuraient sans cesse à sa pensée, que des images ou des réflexions oubliées, des émotions insolites, se mettaient à surnager, proches de l’arrivée à la lumière, et son expression au repos était davantage tournée vers l’intérieur, comme si elle n’en avait pas fini, jamais fini, avec l’exploration de ces réserves. Lorsqu’il voyait flotter sur cet air absorbé un vague sourire, il comprenait que cette résurgence d’un passé qui lui était personnel n’évoquait rien de déplaisant, avec ses secrets et ses petits riens, et qu’elle pouvait s’en nourrir avec satisfaction. Sans doute même pouvait-elle, à cause de cette distanciation désormais possible, transformer les zones pénibles ou irritantes de chaque évocation, amertume dominée par la sagesse due à l’âge par exemple, ou encore détachement – sage aussi – d’éléments qui autrefois avaient dû la meurtrir.
Il s’étonnerait toujours de la voir si étroitement liée au passé, le sien d’abord, ce qui allait de soi, mais à toute évocation qui se situait en arrière, portant l’étiquette de l’achevé, du terminé, du déjà dépassé. Ainsi son attirance instinctive pour l’Histoire, pour les atmosphères historiques – sinon pour les romans historiques dont elle méprisait la formule, de la même aversion qu’elle repoussait l’opéra, chaque genre souffrant à ses yeux de la même bâtardise dégradante. Il était possible et même probable que la mise sur pieds de deux histoires de familles, surtout de pareille ampleur et avec tant de détails rigoureusement d’époque, l’eût cantonnée dans des secteurs en contraste continuel avec les rythmes du présent. Tout de même, on la sentait tellement à l’aise (et elle-même à l’occasion disait et répétait son plaisir d’écriture à se plonger dans ces cadres ou ces ambiances avec leurs tempi et leur éclairage) qu’on ne pouvait s’empêcher de la trouver dans son élément. L’ivresse à revivre son enfance et son adolescence, cela ne s’inventait pas : tout le monde l’avait senti avec force et nuances. Le contexte de Clair de Nuit (lui, c’était peut-être au fond le roman qu’il préférait, elle lui avait dit une fois que c’était le préféré de Rémi, il avait été heureux de cette coïncidence de leurs goûts) était en principe installé dans le présent, et même dans l’exacte contemporanéité puisqu’il se datait facilement : de La Matinée au Dernier Soir c’était ce week-end du 15 août 1981 où il s’était passé tant de choses, et cependant rien n’aurait pu offrir occasion au récit si le passé n’avait pas été là, frappant à la porte à chaque instant, retrouvant dans l’évocation d’émotions déjà lointaines mais non oubliées une puissance d’action qui soulevait des montagnes.
Il y avait eu aussi ce Voyage en Botulie qui fustigeait le présent – la société, la civilisation occidentale avec toutes ses tares – de manière sanglante, mais qui avait eu besoin pour l’amour du contraste de démarrer au temps de La Pérouse et de Vaucanson, au temps des rapports de courtoisie empesés et discrets entre maître et disciple, au temps où l’esprit d’aventure tentait les esprits au point de chercher à tracer des suppléments aux cartes établies pour figurer l’univers. Et l’autre grand roman sur la libération de l’individu et son accession à la pleine réalisation de soi, avec une femme choisie comme modèle, s’était bel et bien installé sous l’Ancien Régime, pour montrer avec l’ouverture des esprits l’ample essor de l’Histoire, Colombe émergeant hors de sa servitude de manante pour acquérir l’envergure de la femme forte.
Oui, malgré elle, c’était le passé qui la charmait. Ils avaient revu l’autre jour sur le petit écran l’adorable et si subtil Belles de Nuit de René Clair, et il n’avait pu s’empêcher de penser à Laure – sans le lui dire évidemment – en retrouvant à chaque tranche de temps ce petit vieux furieux de l’époque présente qui, toujours dans les mêmes termes rageurs et consternés (« Ah ! Monsieur, quelle époque ! »), concluait sur l’évocation de son époque à lui, où tout était si facile et si beau. Pourtant on ne pouvait l’accuser de passéisme. Si elle s’immergeait dans les mentalités des siècles passés, c’était pour en extraire les manquements à l’humanité, les tares et les vices, les misères et les souffrances des faibles. Il lui était peut-être tout simplement nécessaire de s’appuyer sur du terrain solide, éprouvé, sur du matériau tangible et déjà existant, aussi bien pour l’œil que pour la connaissance. Il existait bien des enfants de la terre qui avaient une viscérale horreur de l’eau, des étendues à horizon perdu, des houles ravageuses, des mondes à deviner au-delà. Elle en faisait partie, aucun doute là-dessus.
(à suivre)